lundi 31 août 2015

L’homme qui n’aimait pas la guerre (Dheepan)

En 2008, « Entre les murs » de Laurent Cantet était la première Palme d’or française depuis celle remportée par Maurice Pialat en 1987 pour « Sous le soleil de Satan ». Ce désert de vingt-et-un ans sans qu’un film français ne soit récompensé par la plus haute distinction cinématographique mondiale semble être désormais un lointain souvenir, puisque la Palme d’or de Cantet a été suivie en 2013 par celle décernée à l’incandescent « La vie d’Adèle : chapitres 1 et 2 » d’Abdellatif Kechiche, et celle donnée cette année à « Dheepan » de Jacques Audiard.


Une Palme d’or française, récompensant un cinéaste à qui elle semblait promise depuis le triomphe d’ « Un prophète » en 2009 (et que le cinéaste semblait aussi rechercher – se reporter au discours de remerciement du réalisateur) a tout lieu de nous réjouir. Et pourtant… « Dheepan » laisse perplexe.
Dheepan est le nom d’emprunt d’un ex-combattant des Tigres tamouls, ayant réussi à fuir le Sri Lanka à la fin de la guerre que son camp a perdu en formant une fausse famille, avec une femme et une fille « de circonstance ». Cette famille est liée par des liens artificiels mais poursuit le but commun de s’installer en Occident, loin des atrocités de la guerre. Le film raconte leur installation dans une banlieue parisienne.

Imprévisible
Le scénario est des plus surprenant. « Dheepan » est un film hautement imprévisible, que le spectateur ne réussira pas à ranger dans un genre précis. De son ouverture à son épilogue, le film ne cesse d’évoluer, passant du « film de guerre » au « film de clandestin », puis s’installe dans un mélange de « comédie » et de « cinéma social » (qui serait inspiré des « Lettres persanes » de Montesquieu), avant de virer au « thriller social », à « l’histoire d’amour » et, pour finir, reboucler sur le « film de guerre » (mais façon « Rambo »). L’ajout de guillemets est volontaire, pour pointer d doigt l’absurdité de telles étiquettes, et essayer d’expliquer ce trouble provoqué par ce film qui embrasse et connecte beaucoup de genres, tout en restant rétif à une quelconque classification.
Le mélange des genres était, depuis ses débuts, une des signatures d’Audiard. Il n’a jamais été aussi foisonnant que dans « Dheepan ». Il produit une fois de plus des étincelles : que l’on songe seulement à l’inquiétant onirisme de la scène post-générique d’introduction, où des lueurs fantomatiques clignotent sur fond d’opéra jusqu’à révéler une image où pitié, humour, mépris et vulgarité se disputent dans un mélange là-encore très perturbant, qui dit avec une force incroyable la dureté de la condition de sans papier. Ou encore ces sortes de « trouées poétiques » que constituent ces images d’un éléphant dans une jungle, qui ramassent en un seul plan, que l’on n’est pourtant pas capable d’expliquer, tout le mal du pays et le malaise du déracinement.

De nouveaux regards
Autre signature d’Audiard : c’est un des meilleurs directeurs d’acteurs du cinéma contemporain, l’un des très rares (avec Abdellatif Kechiche) à imposer de réels nouveaux visages dans le cinéma français. Il suffit pour s’en convaincre de voir les filmographies triomphantes de Tahar Rahim et Reda Kateb, révélés dans « Un prophète », ou la carrière internationale de Matthias Schoenaerts depuis « De rouille et d’os ». Audiard révèle ici et Antonythasan Jesuthasan, exceptionnel, et pas seulement pour son parcours – « Dheepan » lui serait largement biographique –, ainsi que Kalieaswari Srinivasan. Ils réussissent très vite à capter l’adhésion du spectateur, au point de nous faire paraître étranger notre propre culture, notre propre pays.
« Dheepan » avance donc des territoires connus du spectateur mais en renouvelant le regard qu’il leur porte, traversant pour cela des terres cinématographiques elles-aussi connues, mais fondues dans un mélange qui ne l’est pas. Comme tous les films d’Audiard, en fait. Sauf que… quelque chose finit par affleurer, que l’esprit du spectateur ne va pas réussir à absorber. Une semaine après la projection, je ne sais toujours pas si cela fait de « Dheepan » un très grand film, ou un film raté – ça le rend en tout cas passionnant.

Un final osé et indéterminé
Depuis le début, le film glissait souterrainement vers la fable. Cette banlieue dans laquelle se retrouvent coincée la famille réfugiée vire tout au long de la progression du film à l’archétype, puis dans le final à la caricature lorsque Dheepan réveille ses réflexes enfouis et part en guerre. Ce final guerrier, très impressionnant, magnifiquement filmé malgré sa grande violence, pourrait apparaître comme une rupture, mais il a été préparé depuis le début par ce mouvement insensible du film vers la fable, vers l’irréalité. Car c’est bien ça qui choque : que le film abandonne d’un coup le registre naturaliste (preuve qu’il était préparé, ce moment de basculement diffère selon les spectateurs). Le réalisme de la mise en scène de Jacques Audiard, nécessaire à l’immersion du spectateur et à son discours sur l’intégration, s’oppose à l’irréalisme de la fable. Audiard tente ici le plus grand des mélanges des genres. C’est à ce point perturbant, nouveau et déroutant que je ne sais pas encore si cette idée était un coup de génie – un pied de nez formidable au naturalisme français, une échappatoire dingue à ce canon du grand cinéma d’auteur français, justement récompensée par la Palme d’or – ou un coup de grâce à un film qui commençait à craquer, écartelé entre les appels contradictoires au réalisme du film social et à la mécanique spectaculaire du film de genre. C’est maintenant à l’Histoire d’en décider.

On retiendra…
Un film imprévisible, un mélange des genres déroutant, traversé de grands moments de mise en scène, et aux interprètes formidables.

On oubliera…
La narration du film s’appuie sur des genres contradictoires qui finissent par le faire éclater dans un final laissant perplexe, dont on ne sait s’il enfonce ou élève le film.


« Dheepan » de Jacques Audiard, avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby,…

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