lundi 9 septembre 2013

La splendeur d’Adèle (La vie d’Adèle - chapitres 1 et 2)

Historique. Le 26 mai 2013, à l’issue du festival de Cannes, le jury présidé par Steven Spielberg décerne non pas une mais trois Palmes d’or à Abdellatif Kechiche (réalisateur), Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux (actrices), pour le film « La vie d’Adèle – chapitres 1 et 2 ». Or, avant même que ne se conclût le festival, une polémique avait éclaté quant aux conditions de tournage très difficiles du film, où le réalisateur Abdellatif Kechiche se serait comporté comme un tyran pour accomplir sa vision, tant envers ses techniciens qu’envers ses acteurs. Très rapidement, cette adaptation de la bande dessinée « Le bleu est une couleur chaude » de Julie Maroh (2010) a cristallisé plusieurs débat, de celui sur la convention collective qu’essaye actuellement d’imposer le gouvernement français au milieu du cinéma, jusqu’au mariage pour tous. Une agitation qui, loin de retomber, ne cesse de s’aviver depuis la rentrée, au point que le réalisateur a même déclaré récemment (Télérama n°3324) que son œuvre avait été « salie » par ces polémiques.
Tout le bruit et les remous générés autour de « La vie d’Adèle », les questions extrêmement intéressantes soulevées par son tournage, ainsi que son statut de troisième Palme d’or française en vingt-six ans, lui confèrent une aura extraordinaire. Mais celle-ci n’est rien face à l’expérience-même de sa projection. D’une sensualité azurée et lumineuse, deux actrices filmées à leur incandescence nous montrent en 2013 qu’avant Adèle et Emma il n’y avait jamais eu d’histoire d’amour au cinéma.  


Réalisme lyrique
Grâce à une direction d’acteur fondée sur la durée, une mise en scène en gros plans infiniment charnelle, entièrement concentrée sur l’acteur et la vérité qu’il peut transmettre, Abdellatif Kechiche capte une succession d’instants de grâce – qui semblent impossibles à reproduire aussi complètement ailleurs qu’au cinéma. Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, en ne s’emparant pas d’un rôle, mais d’un être, sont d’un naturel si confondant qu’elles revivifient la notion d’interprétation en une poignée d’heures qui passent comme un soupir. On comprend aisément pourquoi, juste avant le festival de Cannes, le titre original de la bande dessinée a été abandonné : « La vie d’Adèle », c’est la vie d’Adèle. Son interprète, Adèle Exarchopoulos, réalise des miracles. On est là bien au-delà du jeu. Ce que recherchait à tout prix le réalisateur avec ces heures de tournage et ses prises interminables apparaît comme une évidence, de manière aussi frappante que lumineuse : les personnages du film ne jouent plus, ils sont.
On juge toujours un acteur pour son interprétation. Au-delà du personnage qu’il incarne, on reconnait toujours l’acteur ; on considère, on compare son jeu par rapport à ses rôles précédents. Ici, il n’en est plus question : lorsque Léa Seydoux apparait à l’écran avec ses cheveux bleus, elle est Emma. On oublie que c’est Léa Seydoux, qu’on l’a déjà vue dans d’autres films, qu’elle a déjà eu de grands rôles (pour ne citer qu’elle, puisque la question se pose moins avec les autres acteurs du film, plus confidentiels auparavant). On n’apprécie plus la « performance » d’un acteur, comme lorsque l’on regarde, bluffé, les transformations physiques, vocales et gestuelles de Daniel Day-Lewis dans « Lincoln ». On est alors admiratif car on mesure ces transformations. Cela est impossible dans « La vie d’Adèle » : on ne peut pas, car les acteurs ne jouent plus, ils sont. Cette justesse de jeu émerveille.
Il n’y a aujourd’hui que le cinéma français qui soit capable de cela, et le dernier exemple en date était « Entre les murs » de Laurent Cantet (Palme d’or 2008). Mais « La vie d’Adèle » va plus loin, encore plus loin. Cantet brouillait les frontières entre documentaire et fiction : la force de sa mise en scène était que, par sa justesse, on se demandait si l’on voyait un film ou un documentaire. Le film de Kechiche transcende ses limites et ces interrogations pour atteindre... la réalité.
Comment cela se traduit-il concrètement ? On oublie que l’on regarde un film. Et qu’il dure trois heures. Le film avance, une succession de scènes miraculeuses de justesse, qu’il serait vain d’énumérer. C’est très drôle, extraordinairement émouvant, et d’une beauté absolue. Les couleurs ont une chaleur inouïe, notamment – pour ne citer qu’une scène – lors des rencontres dans le parc entre Adèle et Emma. Kechiche atteint cet état en filmant au plus près des corps et des visages, dans des prises longues, fluides, qu’on pourrait rapprocher de celles de Terrence Malick. C’est passionnant et passionné. C’est déchirant et bouleversant. Le parcours d’Adèle porte une évidence qui résonne en nous et avec notre époque.
Pour résumer sa magie en une expression, « La vie d’Adèle » n’est pas un film qui se voit, mais qui se vit. Vivez-le.

On retiendra…
Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux, Abdellatif Kechiche.

On oubliera…
Vous ne pourrez rien oublier.


« La vie d’Adèle » de Abdelatif Kechiche, avec Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux,…

Une version condensée de la critique a été publiée sur Télérama.fr dans le cadre du festival cinéma Télérama 2014 à cette adresse. Merci à la rédaction de Télérama de m'avoir publié.

Le Winter Garden Theater, à Toronto
Au festival international du film de Toronto (TIFF), Abdellatif Kechiche, Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux et Jérémie Laheurte avaient accompagné le film. Avant la projection, Abdellatif Kechiche est venu dire quelques mots (qu’un traducteur répétait ensuite en anglais) – qu’il était surtout impressionné par la beauté de la salle de projection, le Winter Garden Theater. Puis chacun des trois acteurs présents en a fait de même, et la projection a commencé.

Présentation du film

Abdellatif Kechiche et son traducteur

Léa Seydoux, Adèle Exarchopoulos et Jérémie Laheurte
La plus belle salle de cinéma



Trois heures plus tard, après un générique des plus simples (www.laviedadele.com), le réalisateur et les acteurs sont revenus sur scène pour un échange avec le public – appelé « Q&A » (question and answer), comme il est de tradition à Toronto. Le moment était très intéressant, après les récentes déclarations dans la presse qui laissaient penser que les relations entre les actrices et le réalisateur étaient on ne peut plus tendues – les actrices ayant déclarées que le tournage avait été trop éprouvant pour qu’elles veuillent encore travailler avec Kechiche. Mais personne dans le public n’a osé soulever le sujet, et l’équipe a affiché un front uni.
La manière très posée dont Abdellatif Kechiche s’exprime, choisissant avec soin ses mots, ne permet pas d’imaginer qu’il soit capable de crises de colère ni d’un comportement tyrannique. Le réalisateur a même répondu affirmativement à la question « Y aura-t-il une suite ? » – à la condition toutefois qu’il soit aussi « inconscient » que lorsqu’il a préparé les deux premiers chapitres de « La vie d’Adèle ». Or une suite supposerait forcément le retour d’Adèle Exarchopoulos et de Léa Seydoux…







Adèle Exarchopoulos a expliqué s’être abandonnée complètement au rôle jusqu’à ce qu’elle atteigne un état où elle ne jouait plus. Le dernier spectateur à poser une question voulait savoir si le film défendait la cause du mariage pour tous. C’est Adèle Exarchopoulos qui a répondu, pour dire que le film racontait une histoire d'amour tout court, visant à l'universalité – mais que la force d'une oeuvre était de pouvoir servir à défendre des causes.

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