jeudi 3 mars 2016

Le nouveau « nouveau monde » (The revenant)

Le mexicain Alejandro Gonzalez Iñarritu a connu une ascension fulgurante (six longs-métrages depuis 2000, tous récompensés à Cannes puis aux Oscars) jusqu’au sommet de la cinéphilie mondiale, où il se trouverait désormais bien installé, si l’on en croit les trophées qu’on lui décerne (prix de la mise en scène au festival de Cannes avec « Babel » en 2006, Oscar du meilleur réalisateur deux années de suite en 2015 et 2016).
Or sa récente montée en puissance a un nom : Emmanuel Lubezki. Mexicain lui-aussi, Lubezki est depuis « Le nouveau monde » (2006) le chef opérateur de Terrence Malick  – une information qui se suffit à elle-même pour justifier sa position de meilleur chef opérateur au monde[1]. La virtuosité folle des cadrages de Lubezki a joué pour beaucoup dans l’appréciation l’an dernier de « Birdman » : la forme du plan-séquence unique a impressionné. Une forme si parfaite qu’elle constituait à la fois la première qualité du film… et son plus grand défaut. L’œuvre, rendue prétentieuse par la grandiloquence de sa mise en scène, sombrait en effet dans un trop-plein boursouflé et sans issue (la fin décevante qui arrive bien trop tard).


Malick narratif
Un an plus tard, Iñarritu revient avec « The revenant ». Il n’est pas surprenant de constater que le film a les mêmes qualités et défauts que « Birdman ». Ce qui frappe en premier lieu devant « The revenant » ce sont les renvois constants au cinéma de Terrence Malick (et plus particulièrement à « Le nouveau monde » et « The tree of life »). Les cadrages, la lumière, la nature omniprésente, la notion de sacré : tout est là, sauf les mystérieuses voix off et l’hermétisme mystique de la narration malickienne. On ne pourrait mieux résumer la mise en scène de « The revenant » qu’en la qualifiant de « Malick narratif », ou « Malick intelligible ». Il est même surprenant, au début du film, d’entendre les personnages parler – tant le cinéma de Malick nous avait habitué au silence de ces personnages.
Cette mise en scène, si elle n’est pas nouvelle, n’en reste pas moins fort rare… et surtout, magnifique. La caméra de Lubezki nous plonge au cœur de l’action, au plus près des personnages. On est littéralement à leurs côtés, et même à certains moments dans leur esprit, dans leur perception du monde. Les cadrages de Lubezki apportent donc, outre une beauté inouïe à tous les plans du film (tous : c’est ça qui est dingue), une sensation de réalisme extrêmement forte et prégnante, qu’Iñarritu utilise une fois de plus très bien. Dans « Birdman », il s’en servait pour jouer avec les niveaux de réalité, ici dans « The revenant » le réalisme accentue la violence des sévices subis par le personnage interprété par DiCaprio et la dépeint avec une vérité froide. Impossible de ne pas être traumatisé par la scène de l’attaque du grizzli, ou par le duel final (dixit mon voisin de siège écœuré à l’issue de la séance : « Je ne recommanderais pas ce film, même à mon pire ennemi »). Or montrer la violence – celle des hommes, indiens comme colons, celle de la nature – sans s’y complaire ni en faire un spectacle est l’un des grands projets du film, c’est donc complètement réussi. La meilleure preuve de cette réussite est le malaise provoqué par les scènes les plus violentes, ou la peur qu’inspirent les scènes de bataille (plutôt que l’excitation épique). Pour retrouver des précédents cinématographiques aussi bruts et sauvages, et aussi premier degré, il faut remonter à « Le guerrier silencieux » de Nicolas Winding Refn (2010), ou à la scène de combat dans un sauna de « Les promesses de l’ombre » de David Cronenberg (2007).
Il y a donc d’excellentes raisons de considérer ce film comme un chef-d’œuvre. Sa beauté et sa sauvagerie sont si impressionnantes qu’au moment de noter le film je n’ai pas pu me résoudre à mettre moins de 5/5. Pourtant, le film a des défauts. Il a, plus exactement, les défauts de ses qualités.

Prétention
Le sérieux absolu avec lequel est racontée cette histoire, s’il confère une force brute sans pareille au film, le leste aussi d’une lourdeur virant à la grandiloquence dans ses passages que l’on pourrait qualifier de « spirituels ». « The revenant » est émaillé de souvenirs/flash-back qui sont autant de plongées dans la psyché de son personnage principal. En lui donnant un passé, ces souvenirs permettent de creuser la figure du trappeur joué par DiCaprio, mais ils sont mis en scène avec un symbolisme très pesant (ce qui en fait d’authentiques séquences malickiennes, puisque certaines sont mêmes accompagnées d’une voix-off !) et sursignifiant, dont le film n’avait peut-être pas besoin.
La perfection de la photographie, la sophistication de la forme et la grandiloquence latente de la mise en scène (comme dans « Birdman », Iñarritu refait tomber une météorite, et on ne sait toujours pas pourquoi) rendent le film prétentieux. Beaucoup moins que « Birdman », mais c’est encore gênant. On sent une volonté très forte d’Iñarritu à vouloir écraser ses spectateurs par la force de son génie, en enchaînant les moments cinématographiques parfaits. C’est effectivement dingue ; être impressionné comme cela, c’est quelque part ce qu’on attend des grands films, mais ici c’est à un point tel que l’on y distingue l’ego surdimensionné du cinéaste. Or, il est tout à fait possible d’impressionner sans surplomber ses spectateurs…

Performance
L’autre pierre d’achoppement de « The revenant » est l’interprétation de DiCaprio. Effectivement, l’acteur-star au parcours sans faute depuis quinze ans est énorme dans ce film. Mais son interprétation est indissociable de la performance. C’est problématique dans les moments les plus fous du film. On ne pense alors non plus à l’histoire racontée par le film, mais à son tournage-même. On ne voit plus le personnage (le trappeur luttant pour sa survie) mais l’acteur (DiCaprio luttant pour avoir l’Oscar). L’attaque du grizzli apparait ainsi comme la première épreuve d’une série rapprochant DiCaprio de l’Oscar du meilleur acteur.
C’est une des cruelles leçons du succès du film à la cérémonie des Oscars : il faut se faire déchiqueter par un ours, ramper dans la neige, brûler ses plaies, se noyer dans des rapides, manger de la viande crue, tomber d’un précipice, dormir dans la carcasse d’un cheval, et j’en passe, pour avoir le droit à sa statuette (alors qu’il y avait eu avant tant d’occasions « honorables » de le récompenser). Sur ce plan-là, malgré la relative retenue de DiCaprio – l’acteur n’en fait pas des tonnes, il ne cabotine jamais –, le film ne possède pas un second degré (que ce soit de l’humour comme Jean Dujardin dans « The artist » ou une mise en abyme comme Natalie Portman dans « Blackswan ») pouvant alléger cette lecture de l’interprétation comme une performance à Oscar.
Qui restera donc, à l’image du film, impressionnante… mais problématique.

On retiendra…
La photographie et les cadrages magnifiques d’Emmanuel Lubezki, qui donnent un réalisme hallucinant et hallucinatoire au film. L’interprétation de DiCaprio.

On oubliera…
La perfection de la forme et les obsessions du cinéaste donnent un côté pompeux et prétentieux au long-métrage. L’interprétation de DiCaprio.

« The revenant » d’Alejandro Gonzalez Iñarritu, avec Leonardo DiCaprio, Tom Hardy,…




[1] Il vient aussi de remporter pour la troisième année consécutive l’Oscar de la meilleure photographie, pour « Gravity », « Birdman » et « The revenant ». Triple sacre nettement moins commenté que le doublé, bien moins justifié pourtant, d’Iñarritu…

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