lundi 23 novembre 2015

Shakespeare, l’opéra pompier (Macbeth)

Si l’on considérait l’adaptation de pièces de théâtre au cinéma comme un genre en soi, celle de pièces de Shakespeare en serait un sous-genre, et celle de sa pièce « Macbeth », datant de 1606, une branche de ce sous-genre… puisqu’elle a été portée à l’écran plus d’une dizaine de fois. L’idée de proposer, comme un metteur en scène de théâtre, une nouvelle adaptation de la pièce en 2015, et sans aucun parti pris de modernisation, doit s’expliquer par une obsession personnelle du réalisateur Justin Kurzel pour cette histoire de fatalité et de fascination pour le Mal. Avoir convaincu Michael Fassbender et Marion Cotillard d’incarner Macbeth et Lady Macbeth lui ont vraisemblablement ouvert les portes de la sélection officielle du 68ème festival de Cannes. A vrai dire, on ne voit pas d’autres explications que ce casting à la sélection de ce film… ni d’autre intérêt à le regarder.


Grandiloquence
Le film de Justin Kurzel s’effondre, dès les premières minutes, sous le poids de la référence trop évidente qui semble avoir guidé tout le travail artistique du long-métrage. Le film ne parvient jamais à se défaire de ce passé cinématographique duquel il pille la majorité de son inspiration. Il échoue ainsi à exister par lui-même et à imposer sa nécessité. Et, surprise, ce lourd passé n’est pas constitué par les précédentes versions cinématographiques de « Macbeth » (signées notamment Welles et Polanski), mais par le formidable film de Nicolas Winding Refn, « Le guerrier silencieux, Valhalla rising », sorti en 2010. Kurzel filme avec la même photographie sombre et riche de monochromies une Ecosse boueuse, désertique et désolée. La même violence latente sourd des images, celle de la dureté des éléments qui battent les paysages et s’abattent sur les hommes, ou celle des rapports humains qui ne sont que meurtres et menaces. Le Moyen-Âge de Kurzel ressemble trait pour trait au temps des Vikings de NWR : la vie y est d’abord affaire de survie.
Justin Kurzel a voulu reproduire à son compte la puissance des images de Nicolas Winding Refn et la mêler à celle de la pièce de Shakespeare pour livrer une œuvre épique et lyrique touchant à l’opéra. Mais il sabote cette intention avec des effets de mise en scène d’une stylisation outrancière. Kurzel mixe certaines de ses scènes avec des ralentis si ralentis qu’ils relèvent du figé ou du tableau vivant. Ce montage a peut-être été pensé dans une volonté de modernité, mais il donne en fait une allure de clip musical à ces séquences. L’effet, trop voyant, en devient ridicule.
Sur le modèle de la mise en scène de « Le guerrier silencieux », le réalisateur de « Macbeth » multiplie les signes d’un mystère et cherche à dérouter le spectateur, mais cette opacité est ici aisée à percer et ne parvient donc pas à lester les images du poids du mythe.
Justin Kurzel a donc beau alourdir sa mise en scène d’emprunts à NWR, son film sombre irrémédiablement dans la grandiloquence. Cette folie pompière résonne peut-être avec celle qui s’empare de Macbeth dans la pièce, elle n’en reste pas moins pénible pour le spectateur, et frappe du sceau du ridicule chaque séquence du long-métrage. En conséquence, la plongée de Macbeth dans la folie laisse de marbre – un comble pour cette tragédie de Shakespeare ! La seule émotion éprouvée, outre l’ennui, est de la gêne pour Fassbender et Cotillard, qui se donnent corps et âme dans leur rôle, mais en vain au milieu d’une débâcle qui serait, sans eux, totale.

On retiendra…
Les efforts de Michael Fassbender et Marion Cotillard pour incarner le couple Macbeth.

On oubliera…
La mise en scène de Justin Kurzel, ultra pompeuse et même pas originale, puisque tout semble copié sur « Le guerrier silencieux » de Nicolas Winding Refn.


« Macbeth » de Justin Kurzel, avec Michael Fassbender, Marion Cotillard,…

dimanche 15 novembre 2015

Plus ou moins Bond (007 Spectre)

Il avait fallu vingt-trois films à la série pour aboutir à un chef-d’œuvre : « Skyfall » en 2012 explosait tous les compteurs tant publics que critiques pour un épisode de la saga de l’agent 007. La raison de ce succès tenait à la confiance enfin accordée par les producteurs de la série à un réalisateur qui soit un véritable auteur, et non pas à un réalisateur interchangeable de blockbuster comme ce fut la marque pour tous les épisodes précédents de la franchise. En prenant les rênes de la saga, Sam Mendes renouvelait James Bond en s’emparant comme personne avant lui de la dimension mythique du personnage (le transformant en héros shakespearien), dans un mélange de modernité et de classicisme proche de la perfection.


Un passé trop encombrant
Il était donc heureux que le nouvel épisode de James Bond soit de nouveau confié à Sam Mendes – mais succéder à son propre succès soulève aussi des attentes immenses… Et l’on sent bien, dès l’ouverture pourtant très impressionnante du film (grâce à l’idée d’exécuter ces pirouettes aériennes ahurissantes au-dessus d’une foule), que « 007 Spectre » ne sera pas aussi réussi que « Skyfall ». Sam Mendes renoue avec sa réalisation classique, sa vision plus sombre, grave et dépouillée de l’agent secret. Elle est toujours aussi belle, mais cette fois-ci quelque chose coince. La forme, bien qu’identique à « Skyfall », paraît ici figée. La faute à un scénario qui échoue à rendre les passages obligés de tout « James Bond » pour autre chose que des répétitions (comme la présentation des gadgets de Q)… ou qui répète des situations déjà vues plusieurs fois auparavant. James Bond se retrouve ainsi une énième fois opposé à ses supérieurs, qui le mettent à pied : c’est un ressort scénaristique efficace, mais déjà été utilisé dans les deux précédents films…
Les entorses prises avec les canons de la saga ne parviennent pas non plus à séduire totalement. « 007 Spectre » est une suite directe à « Skyfall », et va même jusqu'à connecter les autres épisodes où l’espion était joué par Daniel Craig (« Casino Royale » et sa suite directe « Quantum of solace »), ce qui est une première. On en apprend plus sur l’enfance de James Bond, qui était la révolution de « Skyfall ». D’autres variations répondent directement à ce précédent « Bond » : comme la longévité de la « James Bond girl » ou le secours qu’elle lui apporte (Léa Seydoux, très bien, et qui arrive à faire exister un personnage de française appelée avec beaucoup de subtilité Madeleine Swann). Mais toutes ces variations semblent n’être, justement, que des variations, et ne cessent de nous ramener aux précédents films de l’agent secret. D’où l’impression que la franchise cahote, que cet épisode n’a été écrit qu’en réaction aux précédents. La trop grande profusion de références diminue l’immersion dans le film, son histoire, qui paraît bien faible malgré tous ces efforts. On cherche vainement la liberté qui fera décoller le film du passé de la saga qui apparait ici non plus comme une richesse mais comme un obstacle encombrant la narration.

Réactualisation
Et ce, jusqu’à ce que le véritable sujet de « 007 Spectre » soit dévoilé au spectateur : les dangers de la société de surveillance. Le film s’y attaque avec intelligence, et inscrit cet épisode au cœur de l’actualité. C’est vraiment bien vu – et c’est la nouveauté qui manquait à « Spectre » pour lui donner enfin, aux deux tiers du film, un souffle. Le final résolument anti-spectaculaire achève de convaincre, sur le tard, de la qualité de ce long-métrage. Ce n’est effectivement pas l’émotion de « Skyfall », mais c’est tout de même un excellent « James Bond ». Au point qu’après ce nouvel épisode, il semble toujours impensable qu’un autre acteur que Daniel Craig puisse incarner l'agent 007.
A noter, en conclusion, la curieuse similitude entre « 007 Spectre » et « Mission Impossible 5 : rogue nation ». Les deux films aux franchises concurrentes racontent tous deux comment un agent secret va lutter contre une organisation secrète mondiale (le Syndicat chez l’un, Spectre chez l’autre) en dissidence de l’organisation étatique qui l’emploie (la Force Mission Impossible, la section double zéro), menacée de disparition pour ses méthodes vieille école… Avec une ouverture aérienne et un final londonien, et une excursion marocaine en commun, on se retrouve face à deux blockbusters qui semblent se répondre l’un à l’autre… Espérons que la concurrence entre ces deux franchises les tirent vers le haut.

On retiendra…
La réalisation de Sam Mendes – claire, grave et classique (dans le bon sens du terme), les acteurs – tous excellents, et surtout le sujet de la surveillance numérique qui replace James Bond au cœur de l’actualité et reconnecte la saga avec notre époque.

On oubliera…
Une certaine fatigue dans la convocation des passages obligés tout comme dans la réaction aux précédents épisodes de la saga « James Bond ».


« 007 Spectre » de Sam Mendes, avec Daniel Craig, Léa Seydoux, Christoph Waltz,…

lundi 9 novembre 2015

Représenter l'irreprésentable (Le fils de Saul)

C’est sûrement le sujet le plus difficile à traiter au cinéma qui puisse se concevoir. László Nemes, réalisateur hongrois quasiment inconnu jusqu’alors, ose le prendre en charge pour son premier long-métrage après ce qu’on imagine être une longue et minutieuse préparation. Depuis « Kapo » (1961), la fictionnalisation de la Shoah était considérée comme une faute morale. Les polémiques suscitées par « La liste de Schindler » de Spielberg en 1993 puis « La vie est belle » de Benigni en 1998 n’ont fait que le confirmer par la suite : aucune fiction ne saurait représenter ce sujet, car la réalité historique de ce qu’était la Shoah est irreprésentable. Difficile, donc, d'imaginer le courage qu’il a fallu à Nemes, et à tous les participants à la création de cette œuvre, pour réaliser « Le fils de Saul ». Le film suit, en octobre 1944, le parcours d’un membre des Sonderkommando, prénommé Saul, à travers le camp d’Auschwitz-Birkenau. Les Sonderkommando sont un groupe de prisonniers juifs forcés de participer avec les nazis à l’exécution de l’extermination massive perpétrée dans les camps de concentration, avant d’être eux-mêmes exécutés. Saul croit reconnaître son fils parmi les victimes de l’extermination. Il va tout faire pour lui apporter une sépulture décente.


Une mise en scène intelligente…
Pour échapper à la faute morale que constitue toute esthétisation de la Shoah, écueil au cœur de toutes les controverses des fictions traitant ce sujet, László Nemes a conçu une mise en scène d’une très grande intelligence. Le principe de la mise en scène est celui de l’immersion, aux côtés du personnage de Saul. Tout au long du film, la caméra reste obstinément « collée » à Saul. La focale est rivée sur lui, et sur lui seul, où qu’il se rende. Le champ ne s’ouvre que lorsqu’à de très rares moments il arrête de se déplacer, pour regarder. Dans sa quête qui parait insensée d’un rabbin pour enterrer son fils, Saul traverse les différentes parties du camp de concentration. A l’image, ce choix de focale relègue donc l’horreur indescriptible de ce qui y est perpétré dans le flou de l’arrière-plan, tout en s’y confrontant, dans une incroyable dialectique de monstration et d’occultation. Les images du film montrent tout en cachant. Elles sont frontales et discrètes, suggestives. En créant cette indécision quasi quantique Nemes entend contourner le problème de la représentation par la fiction de ce qu’était la Shoah, et ainsi le résoudre, cinquante-quatre ans après « Kapo ».
         Avant de s’interroger sur la réussite de la résolution de ce problème moral, il faut auparavant parler de ce que provoque cette mise en scène. Voir « Le fils de Saul » est une expérience extrêmement éprouvante. L’impression d’une suffocation. Un malaise brusque, soudain, profond, un coup de massue durant près deux heures. Une sidération sans borne devant l’horreur de ce que l’on perçoit, l’enfer inimaginable qui est décrit à l’écran, et qui pourtant semble frappé du sceau du réel. La réalisation est si puissante qu’il n’est même pas possible de se réfugier, devant une telle abomination, derrière la certitude rassurante qu’il s’agit d’une fiction. « Le fils de Saul » atteint dès les premières images à une vérité et un réalisme tels qu’ils font oublier que c’est du cinéma. Au point-même que l’on se demande quel autre médium pourrait mieux représenter la réalité des camps – renversant ainsi totalement la question de l’irreprésentabilité de la Shoah. L’émotion est donc très, très forte.
            Il n’y a donc pas de doute à avoir sur la valeur ou la réussite artistique de « Le fils de Saul ». A l’heure où les derniers témoins disparaissent, où la question de la transmission se fait de plus en plus aigüe, ce film apparaît comme – et est – infiniment précieux. Je l’ai vu, et je ne l’oublierai jamais. Au générique de fin, le Grand Prix du Jury accordée au dernier festival de Cannes par les frères Coen apparaît soudain comme bien peu.

…mais moralement discutable
Et pourtant, une fois posées de manière indiscutable la valeur et la portée de ce long-métrage, la question de la moralité de cette représentation reste toujours autant en suspens. Si l’on a vu que la mise en scène contournait le problème de la représentation en le faisant se perdre dans un ping-pong sans fin entre exposition et dissimulation, il n’en va pas de même pour le son. Celui-ci est d’un réalisme douloureux et participe autant, si ce n’est plus, à la sensation de réel du film. Le problème vient qu’il « montre » par le son tout ce que sa caméra prétendait cacher dans le flou de l’arrière-plan. Trahissant ainsi les objectifs de mise à scène… Ce que j’écris ne signifie pas qu’il fallait faire autrement. Je me contente simplement de relever la contradiction, à ce problème qui est peut-être insoluble. Car sans ce son, pas d’effet de réel. L’immersion ne fonctionnerait plus, et n’apparaîtrait plus à l’écran que la nature « filmique », fictionnelle, artificielle, du long-métrage, et donc son esthétique.
Il est encore un autre problème faisant s’interroger sur la moralité de cette mise en scène. Celui, justement, de l’immersion. Un procédé (suivre tout au long d’un film un personnage, comme s’il en était le guide) très souvent utilisé depuis qu’il est permis techniquement par le cinéma numérique, des frères Dardenne jusqu’à donc « Le fils de Saul », qui semble en être l’accomplissement ultime. L’étape suivante serait en effet un film entièrement en vue subjective (alors que « Le fils de Saul » pourrait encore se décrire comme une « vue subjective à la troisième personne »). Or cet accomplissement limite ressemble, par une malheureuse convergence des formes, à celle d’un jeu vidéo. C’est évidemment complètement inapproprié ici. Mais on ne peut s’empêcher de penser à un jeu vidéo en regardant la mise en scène du film. Et même, celle-ci est à ce point proche de la vue subjective, par ces mouvements de caméra orchestrés avec une adresse impensable, qu’en sortant de la salle de cinéma on a l’impression de ne pas avoir quitté le film, comme si ce qui avait été projeté à l’écran l’avait été directement à notre cerveau, par nos yeux… Impression très troublante, très angoissante aussi, qui montre la puissance du procédé utilisé par le film, mais pointe aussi sa limite. Regarder « Le fils de Saul » c’est faire l’expérience des camps. Mais parce que c’est une « expérience » et non plus un film, elle devient comparable à d’autres « expériences » - tel que l’expérience du vide spatial de « Gravity » ou de la vitesse de « Mad Max : Fury Road ». Or, il ne pourrait y avoir d’ « expérience Auschwitz ».
On voit donc que le problème posé par la représentation de la Shoah est loin d’avoir été résolu par « Le fils de Saul », même si le film est magistral et constitue une avancée historique en la matière. Il faut du courage pour se rendre au cinéma voir « Le fils de Saul ». Mais je pense qu’on peut faire cet effort. D’abord et avant tout pour le devoir de mémoire, mais aussi pour les questions passionnantes de mise en scène qu’il soulève. Et parce que « Le fils de Saul » est l’acte de naissance d’un réalisateur le plus impressionnant et prometteur qui ait été vu depuis bien, bien longtemps.

On retiendra…
Le courage impensable que représente la réalisation de ce film. L’intelligence de la mise en scène, tentative la plus réussie à ce jour de représentation de l’irreprésentable.

On oubliera…
Le problème moral de la représentation de la Shoah par une fiction n’est pas totalement résolu.


« Le fils de Saul » de László Nemes, avec Géza Röhrig, Levente Molnár, Urs Rechn,…