mardi 27 janvier 2015

111 111 (Il faudrait pour grandir oublier la frontière)

Cent onze mille cent onze, tel est le nombre de signes à respecter pour être publié dans la collection 111 111 de l’éditeur Scylla. Sébastien Juillard est le premier à relever le défi – mais en est-ce vraiment un ? Difficile pour le lecteur de juger de la difficulté de l’exercice, tant la contrainte reste invisible – ce qui est signe de réussite.
Peu importe donc cette règle, là n’est pas l’intérêt de « Il faudrait pour grandir oublier la frontière ». Dans cette novella, Juillard imagine le futur de la bande de Gaza, à une époque où semble-t-il toute guerre a cessé sur Terre grâce au travail des Nations Unies. Le conflit israelo-palestinien est officiellement réglé – mais la paix ne se décrète pas, et c’est ce que rappellera cette histoire, et ce qu’explicite déjà son titre : il est encore trop tôt pour que les hommes oublient les frontières qu’ils ont créé au-dehors et au-dedans d’eux-mêmes.


Une projection intelligente
Juillard amène la science-fiction dans un territoire qu’elle n’explore presque jamais. Prendre en charge ce territoire et son contexte, l’un des plus complexes qui soit, exige un courage certain, qu’il convient de saluer. Regarder de face l’actualité avec ce pas de côté de la projection dans le futur donne une oeuvre d’autant plus forte qu’elle gagne sur le sujet une universalité la prévenant de toute péremption, et d’autant plus adroite que l’auteur utilise finement les codes de la SF pour avancer son propos.
Mais ce qui séduit avant tout dans « Il faudrait pour grandir oublier la frontière », c’est l’écriture de Sébastien Juillard. Le climat chaud de la région, l’aridité des paysages, ou les fêlures et blessures de ses personnages, tout est décrit avec une langue très belle et travaillée, que l’on retrouve avec encore plus de plaisir dans la nouvelle « La cigarette » donnée en fin de volume (reprenant le personnage principal de la novella, quelques années plus tôt).
La projection imaginée par l’auteur ne se comprend que par les fragments d’informations disséminés çà et là au détour d’un dialogue ou d’une description. Ceci permet de préserver une narration naturelle et intéressante, mais rend un peu ardu le début du texte, qui peut paraître inutilement allusif. C’est bien là le seul défaut que l’on pourrait citer à ce texte d’un nouvel auteur que veut nous faire découvrir Xavier Vernet, directeur de la librairie Scylla à Paris. Veut, et non pas va (ou pas encore), car les éditions Scylla ont besoin que leurs futurs lecteurs précommandent ses deux premières parutions pour pouvoir exister : pour lire Sébastien Juillard, participez à la campagne de financementparticipatif lancée par les éditions Scylla !


dimanche 25 janvier 2015

Nausée et beauté (The smell of us)

Avec « The smell of us », Larry Clark a de nouveau droit à une sortie en salle, après son fameux « pied de nez aux escrocs d’Hollywood » lancé en 2012 – le réalisateur avait directement mis en ligne son film « Marfa girl » sur son site personnel (la location coûtait 5 euros). Il s’agit aussi d’un retour de Larry Clark en France après sa rétrospective au Musée d’Art Moderne qui avait beaucoup fait parler d’elle à cause de son interdiction aux moins de 18 ans par la Mairie de Paris. C’était en 2010, et c’est lors de cette rétrospective qu’il a eu l’idée de réaliser un film à Paris, le premier de sa carrière qui soit situé en-dehors des Etats-Unis.


Entrer dans l’image
L’œuvre de Larry Clark est hautement perturbante, pour ne pas dire choquante. Que ce soit dans ses films ou dans ses photographies, la question de la distance de l’artiste face à son sujet saute littéralement aux yeux. Devant son oeuvre, « Comment se fait-il qu’il puisse photographier ça ? Comment se fait-il qu’il puisse filmer ça ? » sont les questions que tout spectateur ne cesse de se poser. Les mêmes interrogations surgissent dès l’incipit de « The smell of us ». Et pourtant à cette ouverture l’on comprend que « The smell of us » est un tournant (ou un testament, selon les points de vue des acteurs) dans la filmographie de Larry Clark. L’artiste, pour la première fois, se met lui-même en scène, à travers deux personnages différents (mais égaux de vulgarité et grossièreté). Il y a deux manières de voir cette incrustation du réalisateur dans ses propres images. Vient-il de franchir la dernière limite à ne pas dépasser – la séparation entre l’auteur et son sujet, point de départ du « malaise Clark », étant réduite à néant dans son dernier film ? Ou y fait-il preuve d’une honnêteté rare, courageuse et pleine d’autodérision, en reconnaissant lui-même qu’il est là où il ne devrait pas être ?
Il est en fait difficile de trancher pour l’une ou l’autre manière de voir. « The smell of us », c’est du grand cinéma sordide. Maintenant qu’il est (et se voit comme) quelqu’un d’âgé, la fascination de Larry Clark pour la jeunesse est plus aigüe que jamais. Cette fascination s’incarne ici par un travail extraordinaire sur la peau des comédiens – il faut citer et saluer la beauté de la scène de la boîte de nuit, tournée dans les sous-sols du Palais de Tokyo, où s’amalgament des corps suants. Plastiquement très belle, elle est montée avec une suite de raccords impossibles qui étourdissent comme dans une transe, sensation encore rehaussée par l’arrivée inopinée dans la bande-son de « Ring them bells » de Bob Dylan. Lorsqu’il confronte parfois très crûment la jeunesse de la peau de ses acteurs au déclin de la vieillesse, il fait jaillir une mélancolie terrible et poignante.
Mais cette fascination, qu’il assume comme jamais puisqu’il se filme lui-même en adorateur fétichiste de la jeunesse, n’en reste pas moins extrêmement perturbante, et même malsaine – la répétition des scènes de sexe vire rapidement à l’infâme.

Forme hybride
Larry Clark ne prétend pas à la réalité documentaire, il lui préfère une fiction – très outrancière – plus à même selon lui de capter une vérité. Or, cette fiction a malgré tout pour le spectateur des allures de documentaire, et c’est cette confusion qui rend son cinéma si dérangeant. Cet aspect documentaire prend dans « The smell of us » une dimension inédite, puisque le film est visuellement comme narrativement marqué de ses nombreux accidents de production[1] (abandon d’acteurs en cours de tournage). Ceux-ci lui ont conféré une forme hybride, inachevée, qui paradoxalement s’avère très fructueuse car elle insuffle une énergie, une urgence à cette œuvre qui tient désormais autant du geste que du film.[2] Un exemple permet de saisir cette étrange alchimie : des images fortement pixellisées de l’action, aux couleurs détournées (saturées, solarisées, transformées), sont régulièrement insérées dans le film, participant à la construction de ce regard fasciné par la peau. Ces images viennent en fait d’un téléphone portable utilisé comme caméra et ayant brusquement subi une avarie en début de tournage.
Après être entré à l’intérieur de son œuvre, quelles nouvelles inventions peuvent encore faire évoluer le cinéma de Larry Clark ? Une chose semble sûre : le malaise ne sera jamais très loin.

On retiendra…
Larry Clark rentre à l’intérieur de son film, décuplant la force de son œuvre.

On oubliera…
En ne se cachant plus, Larry Clark aiguise le malaise que son travail provoque.

« The smell of us » de Larry Clark, avec Lucas Ionesco, Hugo Behar-Thinières,…



[1] Lire à ce propos l’incroyable journal tenu par l’assistant caméra, Romain Baudean, intitulé « Diary of a motherfucker assistant camera during the shooting of ‟The smell of us’’ »
[2] Cet aspect devrait être encore plus prégnant dans la version « director’s cut » du long-métrage, où l’histoire du tournage est mêlée à celle du film.

vendredi 23 janvier 2015

L’allure d’un monument (Etoiles mourantes)

La réédition par Mnémos du space opera écrits à quatre mains par Ayerdhal et Jean-Claude Dunyach [1] a quelque chose de monumental, tant le livre, grâce à sa magnifique couverture signée Gilles Francescano, est beau et imposant. A sa sortie, « Etoiles mourantes » avait divisé la critique – et cette division ne rend la découverte du roman que plus intéressante aujourd’hui.



Re-re-re-repousser l’horizon fictionnel
L’humanité a rencontré une espèce extraterrestre qu’elle appelle AnimalVille et qui porte très bien son nom. Ces gigantesques êtres peuplant le vide spatial sont en effet capables d’abriter des populations entières d’hommes dans leurs entrailles, vivant en symbiose avec leur hôte. Avec les AnimauxVilles, l’humanité a essaimé dans l’espace. Le voyage est d’autant plus facile que les gigantesques aliens ont une compréhension différente de l’univers, inaccessible à l’entendement humain. Les AnimauxVilles voient l’univers, qu’ils appellent « Ban », comme une grille discontinue de poches tridimensionnelles, repliées sur elles-mêmes, et liées par des points de résonance appelés « alephs ». Les échanges d’un point à un autre rendent accessibles aux AnimauxVilles et aux humaines qu’ils transportent l’univers dans son entier.
L’arrivée de ces créatures a donc bouleversé l’humanité, mais a surtout exacerbé ses désaccords. Jusqu’à provoquer la scission de l’espèce humaine en quatre « Rameaux », quatre voies d’évolution différentes. Pour mettre fin aux conflits les opposant, les quatre Rameaux, à l’instigation des AnimauxVilles, se sont dispersés dans autant de recoins de la galaxie.
A l’idée d’un Rameau correspond un futur possible pour l’humanité : les « Mécanistes », une société guerrière et conquérante où la femme a perdu tous ses droits, les « Originels », qui se désincarnent de leurs corps par le biais d’IA appelés « personae », les « Organiques » qui ont poussé la symbiose à l’extrême, au point d’être capables de modifier par un effort de volonté leur propre corps, et les « Connectés », qui rassemblent leurs esprits dans un flux de données.
Les Rameaux sont indirectement exposés l’un après l’autre dans la première partie du roman. La richesse de leur traitement donne l’impression de se retrouver face non pas à un roman mais à quatre, tant ces sociétés, qui n’ont plus rien à voir entre elles, sont finement détaillées. De vastes intrigues pourraient être racontées dans chacun des Rameaux, indépendamment des autres. De cette richesse de détails naît une profondeur et un réalisme capables de donner une vie propre à ces sociétés, en-dehors de l’intérêt immédiat de l’intrigue. Entre ces Rameaux, la plus grande réussite du duo d’auteurs est à coup sûr le peuple des Connectés, qui ne supportent pas physiquement de vivre sans connexion au réseau, et doivent respecter des sortes de paliers de décompression de données lorsqu’ils s’y reconnectent... Le lien avec notre monde actuel est évident, et plus pertinent que jamais. La première moitié du roman ouvre à chaque nouvelle découverte d’un Rameau à un sentiment de vertige, en repoussant ainsi par quatre fois l’horizon fictionnel.

Une supernova littéraire
La seconde partie, les « Retrouvailles », rassemble toutes les intrigues amorcées dans la première autour d’un système binaire d’étoiles mourantes s’acheminant irrémédiablement vers une supernova. Avec ces deux parties, le roman est donc bâti selon des logiques contradictoires, qui dessinent comme un rebond de l’univers fictionnel : une expansion puis une contraction. Lors de cette dernière, ce n’est plus le vertige de l’ampleur croissante du récit qui agit, mais un sentiment d’inéluctabilité : au fil des pages, le roman se resserre. Il perd de sa fraîcheur, mais gagne l’intensité du compte à rebours : le final est en effet annoncé dès le titre du roman. Or cette supernova est plus qu’une toile de fond aux proportions cosmiques, car elle agit comme un catalyseur dramatique, accentuant puis précipitant sensations et émotions, jusqu’à l’explosion. La construction comme l’écriture-même du roman s’accordent donc à la nature d’une supernova.
« Etoiles mourantes » brille donc par sa construction, son univers fictionnel riche, détaillé, pertinent, mais aussi par l’étonnant concept d’appréhension de la réalité que développent les auteurs tout au long du roman pour expliquer la manière dont les AnimauxVilles se déplacent de points en points dans l’Univers. Ils se basent, on l’apprendra à la fin du livre, sur une théorie scientifique : comme toute bon travail de science-fiction, la lecture d’ « Etoiles mourantes » est donc des plus stimulantes.
Quinze ans après sa publication, l’entreprise follement ambitieuse d’Ayerdhal et Dunyach paraît toujours aussi détonante dans le milieu de la science-fiction française et du space opera en particulier. La construction magistrale du roman et la prospective passionnante développée par le duo d’auteurs, alliés à cette description très sensuelle et originale du voyage interstellaire, ont de quoi faire d’ « Etoiles mourantes » un chef-d’œuvre. Pourtant, on ne peut s’empêcher de tempérer ce jugement enthousiaste par le sentiment d’une perte de puissance dans la deuxième partie du roman. Le rassemblement des intrigues, et donc des personnages principaux, rend certains d’entre eux artificiels. La supernova agit sur la deuxième partie du roman comme un trou noir attire les objets qui s’en approchent. Le final est tel une gravité fictionnelle qui tend l’intrigue de la seconde partie vers lui, à tel point que certains personnages apparaissent soudainement comme des rouages aidant à son arrivée. Un défaut inhérent peut-être à la construction épousant la forme d’une supernova du roman, qui n’en diminue pas pour autant son importance.

« Etoiles mourantes » d’Ayerdhal et Jean-Claude Dunyach, Mnémos




[1] Originellement paru chez J’ai lu en 1999, c’était le premier titre de la collection « Millénaires ».

jeudi 22 janvier 2015

Une trop longue folie (Les nouveaux sauvages)

Au milieu de la sélection officielle de Cannes 2014 évidemment très grave et sérieuse, « Les nouveaux sauvages » arrivait tel un détonateur à second degré, prêt contrecarrer la pesanteur parfois difficilement supportable de la compétition par des rires. Six courts-métrages composent ce film de l’argentin Damián Szifron. A chaque fois, victime du dysfonctionnement de trop de la société, un personnage va imploser et revenir à des comportements extrêmement primaires, faisant fi de toutes les barrières sociales. Le projet de Szifron est donc de montrer, ou de rappeler, que derrière le vernis de la civilisation, nous restons des bêtes sauvages. Le film n’est même pas loin d’affirmer que c’est un degré trop haut de civilisation qui nous ramène à la sauvagerie.


La faiblesse de tout film à sketch
Après un sketch d’introduction très drôle, construit selon un crescendo d’hystérie, « Les nouveaux sauvages » se fait très prometteur. Le plaisir est le même devant le deuxième sketch, où le dérèglement des normes sociales s’avère réjouissant. On pense tenir un chef-d’œuvre à la fin du troisième sketch : une course-poursuite en voiture en plein désert, initiée par une banale incivilité, mais qui ne cesse ensuite de gagner en violence et en folie à chaque nouvel affront de l’un ou l’autre des deux automobilistes. L’escalade (inventive) de la violence vire rapidement au grotesque, puis le grotesque lui-même enfle, enfle, et l’on rit de plus en plus fort…
La redescente n’en sera que plus dure aux sketchs suivants. « Les nouveaux sauvages » est en effet rattrapé par la faiblesse inhérente à tout « film à sketchs » : l’inégale qualité de ses segments. Après le troisième court complètement dingue, les trois derniers paraissent nettement plus sages. Les mécanismes comiques des sketchs se mettent à tourner à vide car ils sont compris : on attend avec un certain ennui que le héros du segment pète les plombs. Le propos paraît répétitif, la catharsis est terminée. L’intérêt du film chute donc grandement, tant la mise en scène de Szifron est des plus fonctionnelles.
Il est possible que ces sketchs ne soient pas de trop, mais simplement mal placés : si le film avait gagné en folie à chaque segment, il n’aurait pas été cet étrange mélange d’allégresse et d’agacement. En l’état, la réussite de « Les nouveaux sauvages » est donc mitigée par sa longueur.

On retiendra…
Un segment hommage à « Duel » de Spielberg jouissif et hilarant.

On oubliera…
Le propos ne se renouvelle pas assez, et sans mise en scène intéressante, la moitié des sketchs paraissent de trop.

« Les nouveaux sauvages » de Damián Szifron, avec Ricardo Darin, Oscar Martinez,…

jeudi 1 janvier 2015

Les 14 films de 2014


L’année précédente était illuminée par « La vie d’Adèle : chapitres 1 et 2 », dont l’éclat rejaillissait sur tous les autres films de 2013. Or, en 2014, il n’y a pas eu un chef-d’œuvre aussi évident et indiscutable. Sûrement par contrecoup, cette année m’a donc paru plus faible. Et pourtant, ou peut-être justement, l’établissement du traditionnel classement annuel a encore été très compliqué… Au final, ce qui a permis de départager les huit premiers films de cette liste de quatorze longs-métrages est l’émotion qu’ils procurent. L'émotion, c’est ce que doit être avant tout le cinéma. Et, à ce titre, « Interstellar » est loin devant.

3.       P’tit Quinquin
5.       Mommy
6.       Eastern boys
7.       Edge of tomorrow
9.       Bird people
11.   Winter sleep
12.   Sils maria
14.   Mercuriales

Le cinéma a encore progressé en 2014. Richard Linklater a démontré la puissance du 7ème art dans la représentation du temps qui passe (« Boyhood »). Xavier Dolan s’est joué des formats de projection dans « Mommy ». Le vétéran Jean-Luc Godard s’est essayé à la 3D avec « Adieu au langage » et a carrément inventé une nouvelle manière de regarder un film. Lors de deux séquences, il augmente progressivement l’écartement séparant les deux caméras permettant le rendu en trois dimensions de la scène filmée, produisant une nouvelle image « à monter soi-même » – qui fait très mal à la tête. Bruno Dumont a montré qu’un cinéaste pouvait se réinventer complètement, se renouveler sans se renier, et atteindre de nouveaux sommets. Le pas de côté vers la comédie effectué dans « P’tit Quinquin », complètement inattendu, est une excellente nouvelle : il prouve que rien n’est impossible pour des cinéastes qui continuent de chercher. Jonathan Glazer a mis dix ans à réaliser « Under the skin », c’est ce qui explique peut-être la beauté mystérieuse de cette œuvre qui réussit à rendre étranger le quotidien le plus banal qui soit. Quant à Virgil Vernier, on ne sait pas trop ce qu’il a inventé, tant « Mercuriales » est un film insaisissable, indéfinissable, qui semble ouvert à tous les possibles, et qui laisse au final le souvenir persistant d’un voyage doucement mélancolique.
Le classement est dominé par des films qui explorent le rapport du cinéma avec le temps. « Boyhood » en est l’exemple emblématique, avec ce tournage étalé sur douze ans, qui fait défiler une vie devant nos yeux et qui nous fait sentir ce défilement. « Interstellar » raccorde les dilatations du temps vécu par tout spectateur de cinéma lors d’une projection aux dilatations du temps vécues par les personnages du film, soumis aux lois de la relativité. « Edge of tomorrow » joue de la répétition d’une même journée avec une adresse et une intelligence extraordinaires. « Sils maria » fait se télescoper et s’emmêler passé et présent dans un tourbillon que l’on retrouve dans le très beau montage fragmenté de « Saint Laurent ».
Beaucoup des meilleurs films de ce classement sont des films imparfaits. Sans son scénario et sa mise en scène trop doux, sa volonté trop affichée de banalité, « Boyhood » aurait pu être le plus beau film du monde. « Interstellar » finit par céder à la froide logique quasi mécaniste chère à Christopher Nolan, alors qu’il aurait pu nous amener vers l’infini. Mais bien que l’on reconnaisse des limites à ces films, ils ont tenté quelque chose. Ils ne sont pas restés figés dans une maîtrise parfaite. « Bird people », « Mommy », « P’tit quinquin », « Boyhood », « Mercuriales » veulent repousser les limites de l’art, quitte à prendre des risques. C’est pourquoi « Winter sleep » n’émerge qu’à 11ème la place. C’est un chef-d’œuvre, c’est difficile de le nier. Tout y est admirable. Au point qu’il n’y a plus grand à chose à en dire : il n’a rien vraiment osé.
Ces imperfections ne sont donc pas du tout regrettables. Elles montrent que si le cinéma a progressé en 2014, il peut encore progresser. C’est pour ça qu’il est aussi passionnant.

A la recherche du temps perdu (Boyhood)

« Boyhood », c’est d’abord ce tournage hors norme, car étalé sur douze ans. Nul spectateur n’ignore avant le début de la projection que Richard Linklater a filmé chaque année à la même période un épisode de l’enface fictive d’un enfant, joué par Ellar Coltrane de ses 6 ans jusqu’à ses 18 ans, pour capter le « vrai » passage du temps. Si la sœur du personnage principal, prénommé Mason, est jouée par la propre fille du cinéaste, Lorelei Linklater, les parents et les autres personnages sont joués par des acteurs professionnels.
L’idée de ce tournage est totalement inédite dans l’histoire du cinéma (ce qui s’en rapprochait le plus jusqu’alors était… l’octologie cinématographique « Harry Potter »). En voir le résultat est d’autant plus précieux qu’on n’est pas près de la voir reproduite de sitôt. La réalisation du film, étalée sur douze ans, a été récompensée à Berlin par un Ours d’argent… ce qui semble bien peu face à ce film « historique » pour le cinéma.


Le temps
Au montage, Richard Linklater a fait le bon choix de se faire enchainer les différents épisodes – ou années – de la vie de Mason sans transition nette (dans le pire des cas, on aurait pu imaginer un carton précisant l’âge ou la date avant chaque nouvelle année). Etalé sur 2h45, le passage du temps est donc suffisamment lent pour ne pas être immédiatement perceptible, au point qu’on ne sait rapidement plus quel âge exact a Mason. C’est là toute l’ambition du film : montrer l’écoulement du temps. Si « Boyhood » est si beau et si important, c’est parce qu’il prouve que seul le cinéma est capable de le faire aussi parfaitement. La précédente œuvre à avoir littéralement montré le passage du temps était l’incroyable « The clock » de Christian Marclay, montage long de 24 heures de centaines d’extraits de films donnant le temps en direct à ses spectateurs fascinés.
Ce travail sur la puissance du cinéma par rapport au temps est au cœur du travail de Linklater, dont « Boyhood » serait l’aboutissement. Dans la trilogie des « Before… », Linklater montrait les évolutions de la vie d’un couple en en racontant, tous les neuf ans, une journée (filmée presque en temps réel, en longs plan-séquences) : ce qui signifie que le tournage de chaque nouvel opus était séparé du précédent de neuf années. Le spectateur vieillissait en même temps que les acteurs entre chaque sortie d’un volet de la trilogie. Le passage du temps n’était perceptible que dans les ellipses de presque une décennie séparant les films. Dans « Boyhood », ce sont douze ans d’une enfance qui défilent devant nos yeux, mais aussi une époque (2002-2014) dans un territoire (les Etats-Unis), en un unique long-métrage, une seule projection. Le temps s’écoule, sous nos yeux, et se « sent », lors des ellipses du récit, que Linklater manie en maître. Le réalisateur n’a pas fait de son film un catalogue des passages obligés de l’enfance et de l’adolescence, ni de ses crises. Il relègue la plupart des bouleversements dans les ellipses. Il montre plutôt des instants qui peuvent paraître anodins, banals. Cet adoucissement volontaire du récit renforce l’impression de flux temporel, de défilement irrémédiable des années.

Le regret d’un conditionnel
Adoucir le récit, c’est à la fois la meilleure et la pire des idées de réalisation de Linklater. Montrer des moments plus critiques, ou plus de moments critiques, aurait pu amoindrir le réalisme, la force documentaire du film en mettant trop en avant sa narration, l’artificialité du récit. C’est, on l’imagine, le piège qu’a voulu éviter Linklater. Mais ce que « Boyhood » y gagne en réalisme et en cohérence avec son projet d’exposition du temps, il le perd en émotion, en force de récit. Richard Linklater n’est pas Abdellatif Kechiche, son film n’est pas une suite d’épiphanies, et en ce sens, il peut décevoir. L’œuvre est sûrement imparfaite. Elle aurait pu être encore plus puissante. « Boyhood » aurait même pu être le plus beau film au monde. Et c’est aussi à cause de ce conditionnel que l’on pleure devant le film.
Des regrets qui n’ôtent rien à ce jalon dans l’histoire du cinéma, à ce film qui ringardise instantanément tous les procédés de vieillissement artificiels utilisés dès ses débuts par les autres cinéastes pour figurer le passage des années (maquillage, postiches ou changement d’acteur pour un même personnage). Lorsqu’on voit un enfant grandir, comme il n’est pas possible de le voir autrement qu’au cinéma, comme il n’est pas possible aujourd’hui de le voir autrement que devant « Boyhood », on touche du doigt la beauté et la tragédie de l’écoulement du temps. En 2h45, les années passent, une vie défile, le présent devient passé : existe-t-il quelque chose de plus simple et de plus universel ?
Le film marque à jamais pour cette scène prodigieuse et bouleversante, mais pourtant extrêmement ordinaire : la mère de Mason, jouée par Patricia Arquette, s’effondre en larmes en constatant que le temps a passé, que son fils a grandi et qu’elle a vieilli. C’est une émotion d’une force indescriptible qui envahit alors le spectateur. Les larmes de la mère sont aussi celles du spectateur, car ces années envolées, il vient de les voir. Il les a même vécus. Au cinéma devant « Boyhood » et dans sa mémoire personnelle. Les deux se mêlent et ne font plus qu’un, le temps d’une projection.

On retiendra…
« Boyhood » est plus qu’un film, ou n’est plus un film : c’est une vie.

On oubliera…
Le film laisse volontairement dans l’ombre les moments de crise, ce qui appauvrit l’émotion due au seul récit (mais pour mieux renforcer celle due à l’écoulement du temps ?).


« Boyhood » de Richard Linklater, avec Ellar Coltrane, Lorelei Linklater, Ethan Hawke, Patricia Arquette,…