lundi 21 décembre 2015

De la Force en conserve (Star Wars VII, le réveil de la Force)


-          Jamais un film n’avait été aussi attendu. Alors, pour marquer ce retour, nous avons nous-aussi voulu faire notre retour…
-          Même si, après notre dernière apparition, tout le monde nous avait oubliés…
-          Au contraire de « Star Wars VII » : depuis le rachat de Lucasfilm par Disney en octobre 2012, et l’annonce de la mise en chantier de ce nouvel épisode, ce film est devenu l’horizon de toutes les sorties cinématographiques. Lister les raisons qui font que « Star Wars VII » suscite une telle passion et génère une telle attente dans le monde entier serait aussi long que sa critique elle-même.
-          Alors… on s’en abstiendra. Aussi parce qu’on n’est pas particulièrement fan de la saga « Star Wars » – elle a été complètement sabordée entre 1999 et 2005 par son propre créateur, George Lucas. Après les trois nanars que sont « La menace fantôme », « L’attaque des clones » et « La revanche des Sith », elle semblait morte et enterrée.
-          Mais voilà, en rachetant la saga, Disney a eu deux excellentes idées qui laissaient augurer du meilleur : virer Lucas de la création des prochains épisodes, et engager JJ Abrams pour relancer la franchise, lui qui avait fait renaître de ses cendres « Star Trek ».
-          D’où l’espoir avec « Le réveil de la force » de voir un film gigantesque, un film-monument. Espoir qui, par la magie du marketing, a pris des proportions complètement irrationnelles.
-          Ce qui doit aussi participer, quelque part, à notre déception à la fin de la projection…
-          Soyons clairs : « Le réveil de la force » n’est pas du tout un mauvais film. La note que nous avons attribuée au film est là pour le prouver. Mais il est bien loin du choc annoncé et espéré. En cause : le trop grand respect de ce nouvel épisode à la forme quasi « canonique » des films « Star Wars ». JJ Abrams et ses scénaristes ont certes apporté quelques nouveautés mais se sont montrés par ailleurs si conservateurs sur la forme comme sur le fond que le film a des allures de compromis permanent.
-          Quelle meilleure illustration pour expliquer ce compromis entre nouveauté et conservatisme que le scénario de cet épisode VII ? Il s’agit ni plus ni moins qu’un remake de l’épisode IV de la saga « Star Wars ». Ainsi, quelques secondes à peine après l’excitation de constater que j’allais vraiment voir ce fameux épisode VII (l’apparition du premier carton du film, « Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine », a provoqué une salve d’applaudissements et des cris de joie dans la salle), j’ai été déçu d’apprendre dans le carton défilant que ce nouvel épisode, et la trilogie qu’il annonce, reproduisait à l’identique le cadre narratif des épisodes IV, V, VI : il s’agit encore pour un groupe de résistants de lutter contre une dictature.
-          Comme si « Star Wars » ne pouvait pas raconter autrement l’éternel combat entre le « Bien » et le « Mal » ! Seuls les noms ont changé : l’Empire est devenu le Premier Ordre, et la Rébellion est appelée de manière moins subtile la Résistance (en règle générale, les références à la Seconde Guerre Mondiale paraissent plus appuyées dans cet épisode que dans ceux auxquels il fait suite).
-          Exactement ! Le carton n’avait même pas fini de défiler que j’avais déjà envie de dire à Disney : « Mais arrêtez de nous rassurer, prenez des risques ! ». « Le réveil de la force » a été pensé comme un « miroir augmentant » de l’épisode IV – il s’agit en effet de la même histoire, mais « mise à jour » avec des variations qui l’améliorent. Pour ne développer qu’un seul exemple : les deux personnages principaux sont une femme et un noir, ce qui tranche (et c’est bienvenu) avec l’absence de diversité dans le casting des épisodes précédents. C’est vraiment très bien fait (pour garder le même exemple : Daisy Ridley et John Boyega sont excellents, surtout lorsqu’ils sont ensemble) mais un reflet, même augmenté, ne saurait autant surprendre qu’une nouveauté.
-          Et tu accuses Disney ? Tu veux croire que cette idée de reprendre la trame de l’épisode IV a été imposée à Abrams par Disney pour sécuriser la réception du film auprès des fans… Alors qu’il s’agit peut-être d’une idée d’Abrams : pour le deuxième film de la nouvelle saga « Star Trek », « Star Trek intro darkness », il avait déjà réalisé un remake « en miroir » de la fin de « Star Trek 2 : La colère de Khan ». Le recyclage a toujours été la marque de fabrique du cinéma d’Abrams mais, poussé à ce point de décalcomanie sur « Star Wars VII », il redevient une faiblesse plutôt qu’une qualité.
-          Je me pose la même question sur la réalisation du film. Là aussi, j’espérais plus d’audace : Abrams reproduit très fidèlement la mise en scène des épisodes « Star Wars ». Le réalisateur semble s’être effacé derrière les codes visuels et narratifs développés dans la première trilogie. On se doutait bien qu’il allait garder les transitions si caractéristiques de « Star Wars »… mais on ne s’attendait quand même pas à ce qu’il garde la réalisation plan-plan de Lucas pour les scènes d’action. Le combat au sabre laser final semble ainsi complètement anachronique tant il est pataud et peu spectaculaire. Quelle était la réelle intention d’Abrams ? Voulait-il vraiment singer cette réalisation « à l’ancienne » de Lucas, ou a-t-il été forcé de le faire par Disney ?
-          Ça sent encore le compromis… On pourrait en outre ajouter l’utilisation de la 3D, très pauvre, Abrams ne jouant presque pas avec : elle semble vraiment avoir été imposée. Et pourquoi les batailles spatiales n’ont-elles pas été filmées en HFR ?
-          Cela dit, on fait beaucoup de reproches, mais je te rappelle qu’on a aimé le film ! On s’exprime en fait sur une déception par rapport à ce qu’aurait dû être « Star Wars 7 »… Le film tel qu’il est n’est pas du tout mauvais. La formule « Star Wars » n’a jamais aussi bien fonctionné, avec un récit mené tambour battant qui ne faiblit pas en basculant régulièrement sur différents fils narratifs, et accumule les péripéties. L’humour fonctionne souvent.
-          Surtout, le film use avec intelligence du « passé » de la saga « Star Wars », devenue avec le temps une véritable mythologie contemporaine. La meilleure idée des scénaristes est d’avoir fait coïncider la durée de l’ellipse entre la fin de l’épisode VI et le début de l’épisode VII avec la durée ayant séparée la sortie des deux films (32 ans). Les personnages de la première trilogie réapparaissent donc dans cet épisode VII, ce qui provoque une certaine émotion, grandement avivée par le fait que les acteurs les interprétant ont vieilli « en vrai » de trente ans ! De la même manière, le film fait se confondre la mythologie créée par la première trilogie dans notre société avec celle dans laquelle vivent les personnages du film. Les événements racontés dans les épisodes IV, V, VI sont devenus des légendes pour les nouveaux personnages de l’épisode VII. Rey vit ainsi dans les ruines de l’épisode VI (superbes décors) et pense, comme tout spectateur de « Star Wars », que Luke Skylwalker est un mythe. Lorsqu’on lui apprend que celui-ci existe bel et bien et qu’on lui assure que la Force existe, ces informations résonnent avec les propres rêves du spectateur, les chargeant d’un poids émotionnel que seul le temps a pu créer.
-          L’idée de faire de la recherche de Luke Skylwalker le point focal du scénario, et de retarder son apparition jusqu’aux dernières secondes du film est donc très fort, cette idée jouant habilement avec la disparition médiatique de l’acteur Mark Hamill depuis trente ans. Lorsqu’on retrouve à la toute fin son regard qui ne veut rien dire, on se dit qu’il n’est toujours pas meilleur acteur… mais on est quand même très content de le revoir !
-          Il est dommage que ce travail sur le temps passé qui multiplie les correspondances entre l’histoire du film et l’histoire du spectateur soit la seule nouveauté apportée à la saga « Star Wars ». Pour le reste, comme tu l’as dit, tout est tellement semblable  voire copié sur les épisodes IV, V, VI, et le IV en particulier… Jusqu’à la musique, qui ne propose aucun nouveau thème fort ! John Williams s’était pourtant montré bien plus expérimentateur sur la deuxième trilogie.
-          Lorsque ce sont des qualités qui sont copiées – tels les effets spéciaux « à l’ancienne », la direction artistique magnifique, l’humour, la fantaisie, le rythme – ça ressemble à un travail peu risqué mais terriblement efficace, mais lorsque ce sont des défauts à la saga qui sont eux-aussi copiés (le « reflet augmenté » n’est en effet pas parfait), ce conservatisme est regrettable. Pour n’en citer que deux : la psychologie des personnages est toujours aussi peu subtile…
-          … Ah ! Ce Stromtrooper qui devient subitement gentil, une belle idée mais que le film rend très dure à avaler.
-          … et cet épisode est aussi prude que les précédents, avec cette histoire d’amour qui évidemment ne dit pas son nom entre Rey et Finn… C’est ridicule, et on a l’impression qu’Abrams sait que nous savons qu’il sait, mais il le fait quand même…
-          Je crois qu’il est temps de conclure, même si je voulais encore revenir sur plein de détails, le fait que tu sortes une telle phrase dénote un échauffement excessif de ton esprit. Calme-toi. Ne tombe pas dans le regret. On a dit qu’on avait aimé le film.
-          Que je me calme ? Alors qu’un nouveau film sort dans un an ? Et encore un autre après, au moins jusqu’en 2019 ? Comment veux-tu que je me calme ?
(Bruits de lutte)

On retiendra…
Le fascinant et émouvant travail sur le temps écoulé entre les épisodes VI et VII, dans la vraie vie comme dans l’histoire de « Star Wars ».

On oubliera…
L’absence d’audace dans l’écriture du scénario comme dans la réalisation de ce septième épisode calqué, certes « en mieux », sur l’épisode IV.


« Star Wars, le réveil de la Force » de JJ Abrams, avec Daisy Ridley, John Boyega, Harrisson Ford,…

lundi 14 décembre 2015

Rococo cosmique (Cosmos)

Revenant à la réalisation après 15 années d’absence, Andrzej Żuławski a adapté au cinéma le réputé inadaptable « Cosmos », roman de Witold Gombrowicz. Il a remporté le prix de la mise en scène au dernier festival de Locarno pour ce film.


Fatigant
Il est important de préciser qu’avant de voir « Cosmos », je n’avais ni vu de film de Żuławski, ni lu « Cosmos » de Gombrowicz. La lecture du roman doit sans aucun nul modifier la perception du film, mais le long-métrage en est une adaptation très libre, puisqu’il est parsemé de références à la culture contemporaine (on doute que le roman de Gombrowicz, publié en 1965, contienne les références à Tintin ou Spielberg présentes dans le film).
« Cosmos » est un film fou. Peut-être par respect de l’esprit du roman, Żuławski se préoccupe à peine de développer une intrigue ténue (Qui pend des animaux par une ficelle bleue ?) mais préfère expérimenter tous azimut, dans une veine proche du surréalisme. C’est plein d’humour, rempli de références, de moqueries sur la culture contemporaine, qui fusent dans des dialogues plus ou moins intelligibles. Le film va en effet très vite, ne cessant jamais de changer de direction, surmultipliant les ruptures, dans une agitation qui au départ séduit par sa drôlerie absurde et son originalité baroque, mais qui à force fatigue et noie le sens du film. Lors de la projection, le spectateur décroche. Abandonné sur le bas-côté de la route, il voit s’éloigner au loin et dans son estime cette parade déjantée de carnaval qu’est « Cosmos ». Le film continuera inlassablement sa course, même pendant le générique de fin, ajoutant et rajoutant des pitreries stylistiques à cette réflexion sur le sens de l’existence. Elle est nourrie par des acteurs en grande forme qui semblent autant s’amuser que le réalisateur, mais cette troupe s’amuse seul, ayant oublié le spectateur.

On retiendra…
La mise en scène baroque, les extravagances des acteurs, la drôlerie de l’ensemble.

On oubliera…
Fatigant, le film s’abîme dans un hermétisme qui ressemble à un entre soi entre le réalisateur et ses acteurs, duquel le spectateur est exclu.


« Cosmos » d’Andrzej Żuławski, avec Jonathan Genet, Johan Libéreau,…

lundi 7 décembre 2015

The bright knight (Knight of cups)

La secte
Une séance d’un film de Terrence Malick ne ressemble à aucune autre. Généralement, le premier spectateur à quitter la salle – ce qui arrive assez tôt – initie un mouvement : d’autres l’imiteront tout au long du reste de la projection, en jurant qu’on ne les y reprendrait plus. Quant à ceux qui restent, les obstinés, les têtus ou les acharnés, ils exprimeront bruyamment à la fin de la projection leur ressenti sur le film dans des applaudissements, des rires ou des sifflets dus à la colère et au dépit.


De film en film, ces réactions se répètent, d’où le constat que le public des films de Malick ne doit pas être loin de se renouveler compétemment à chaque fois. Attiré par le casting hollywoodien prestigieux, il repart déçu de n’avoir rien compris au film. Et pourtant, parmi ces spectateurs il y en a qui se rendent à la séance de cinéma en connaissance de cause. Depuis que le sous-texte religieux est devenu particulièrement prégnant dans la filmographie de Malick, ces spectateurs fidèles, qui vieillissent de moins en moins vite (20 ans séparaient « Les moissons du ciel » (1978) de « La ligne rouge », deux ans séparent « A la merveille » de « Knight of cups »), sont appelés plus simplement des fidèles par les détracteurs du cinéaste. Ces derniers, de plus en plus nombreux, ont beau se moquer des dérives mystiques du cinéaste, se plaindre de l’absence de narration de ses films, pointer du doigt la répétition des mêmes motifs, ils ne font que renforcer la conviction des fidèles dans la puissance hors norme du cinéaste. Ils semblent même d’autant plus aimer les films que les spectateurs autour d’eux les détestent. Comme le décrit Jérémie Couston dans sa critique du film parue dans Télérama, ils sont donc tels les membres d’une secte. Et si cette secte existe, j’en fais partie.

Montage mental
Effectivement, « Knight of cups » semble aussi hermétique que son titre. Quasiment aucun dialogue, aucun marqueur de temps, et un défilé d’images d’apparence hétéroclite : des acteurs, des maisons californiennes, des paysages désertiques et l’océan. Et pourtant, même si l’on ne comprend pas le sens des multiples voix off à l’identité incertaine et aux récits multiples (pensées intérieures, interrogations philosophiques, bribes de dialogues et même contes assurent l’essentiel de la bande son), le sens général du récit parvient malgré tout au spectateur, pour peu que celui-ci se laisse porter. On comprend vaguement que l’on suit les remémorations d’un scénariste hollywoodien prénommé Rick, hanté par la mort de son frère. Parvenu au succès et à la richesse, il reste en proie à une insatisfaction profonde, une mélancolie. Lorsqu’il s’y abandonne, tout lui parait vain. Il cherche une consolation à ce malaise existentiel dans l’amour.
La narration très particulière des films de Malick est perturbante – car si différente de tout ce que l’on voit ailleurs – mais elle n’est pas absente. La manière de filmer de Malick a un sens : faire de l’écran de cinéma l’esprit du personnage principal Rick, où jaillissent les souvenirs et qui sont autant d’images pour le spectateur. Les mouvements de caméra épousent cette « forme mémorielle » du jaillissement, avec un champ qui se déplace en permanence, comme une traversée des souvenirs, progressant souvent vers un horizon dont le point de fuite est le soleil. Ce mouvement fait bien entendu sens avec la quête d’absolu des personnages malickiens, cherchant à atteindre un idéal inaccessible. Les images sont hétéroclites (on saute d’une scène d’intérieur à un paysage désertique, d’une balade en décapotable à une plongée dans l’océan) car leur montage n’obéit pas à la raison mais semble d’abord nourri par l’inconscient et les sensations de Rick. Les plans sont associés entre eux non pas par des impératifs narratifs dictés arbitrairement par un narrateur mais par le flux des souvenirs, qui sont liés tels des associations d’idées par des similitudes de texture, d’ambiance, de reflet, d’atmosphère. Malick fait ainsi résonner ensemble des images très différentes, le béton avec l’eau, le roc avec le macadam, le verre avec la peau.
Le travail sur le son est peut-être même encore plus complexe que celui des images. La manière dont certains des (rares) dialogues sont montés, en ne faisant se coïncider qu’à quelques instants paroles et images est novatrice : les voix passent ainsi de son direct à voix off de manière irrégulière et imprévisible, ce qui participe à faire de ces séquences des projections mentales de souvenirs.
Cette manière de concevoir un film est d’abord une recherche esthétique et formelle extrêmement élaborée, que Terrence Malick poursuit de film en film, chaque fois plus proche de l’abstraction. C’est d’une beauté inouïe et sans équivalent dans toute l’histoire du cinéma. Avec « Knight of cups » on est une fois de plus ébloui.
A la fin du film, comme à la fin de « A la merveille » ou de « The tree of life » se profile la question : vers quoi se dirige le cinéma de Terrence Malick ? Quelle peut être la prochaine étape de sa filmographie à nulle autre pareille ? Une chose est sûre : dans la liberté absolue qui est la sienne, il ira jusqu’au bout de sa démarche artistique.

On retiendra…
La beauté des cadrages, de la photographie, des acteurs, de la musique. La liberté et la singularité de cette œuvre unique, fruit d’une recherche esthétique qui semble s’être accélérée avec le numérique.

On oubliera…
Le montage par associations d’idées a une limite, celle de la répétition. Le film manque de variation d’intensité. Le titre français du film qui n’a pas été traduit.

« Knight of cups » de Terrence Malick, avec Christian Bale, Cate Blanchett, Natalie Portman,…

lundi 23 novembre 2015

Shakespeare, l’opéra pompier (Macbeth)

Si l’on considérait l’adaptation de pièces de théâtre au cinéma comme un genre en soi, celle de pièces de Shakespeare en serait un sous-genre, et celle de sa pièce « Macbeth », datant de 1606, une branche de ce sous-genre… puisqu’elle a été portée à l’écran plus d’une dizaine de fois. L’idée de proposer, comme un metteur en scène de théâtre, une nouvelle adaptation de la pièce en 2015, et sans aucun parti pris de modernisation, doit s’expliquer par une obsession personnelle du réalisateur Justin Kurzel pour cette histoire de fatalité et de fascination pour le Mal. Avoir convaincu Michael Fassbender et Marion Cotillard d’incarner Macbeth et Lady Macbeth lui ont vraisemblablement ouvert les portes de la sélection officielle du 68ème festival de Cannes. A vrai dire, on ne voit pas d’autres explications que ce casting à la sélection de ce film… ni d’autre intérêt à le regarder.


Grandiloquence
Le film de Justin Kurzel s’effondre, dès les premières minutes, sous le poids de la référence trop évidente qui semble avoir guidé tout le travail artistique du long-métrage. Le film ne parvient jamais à se défaire de ce passé cinématographique duquel il pille la majorité de son inspiration. Il échoue ainsi à exister par lui-même et à imposer sa nécessité. Et, surprise, ce lourd passé n’est pas constitué par les précédentes versions cinématographiques de « Macbeth » (signées notamment Welles et Polanski), mais par le formidable film de Nicolas Winding Refn, « Le guerrier silencieux, Valhalla rising », sorti en 2010. Kurzel filme avec la même photographie sombre et riche de monochromies une Ecosse boueuse, désertique et désolée. La même violence latente sourd des images, celle de la dureté des éléments qui battent les paysages et s’abattent sur les hommes, ou celle des rapports humains qui ne sont que meurtres et menaces. Le Moyen-Âge de Kurzel ressemble trait pour trait au temps des Vikings de NWR : la vie y est d’abord affaire de survie.
Justin Kurzel a voulu reproduire à son compte la puissance des images de Nicolas Winding Refn et la mêler à celle de la pièce de Shakespeare pour livrer une œuvre épique et lyrique touchant à l’opéra. Mais il sabote cette intention avec des effets de mise en scène d’une stylisation outrancière. Kurzel mixe certaines de ses scènes avec des ralentis si ralentis qu’ils relèvent du figé ou du tableau vivant. Ce montage a peut-être été pensé dans une volonté de modernité, mais il donne en fait une allure de clip musical à ces séquences. L’effet, trop voyant, en devient ridicule.
Sur le modèle de la mise en scène de « Le guerrier silencieux », le réalisateur de « Macbeth » multiplie les signes d’un mystère et cherche à dérouter le spectateur, mais cette opacité est ici aisée à percer et ne parvient donc pas à lester les images du poids du mythe.
Justin Kurzel a donc beau alourdir sa mise en scène d’emprunts à NWR, son film sombre irrémédiablement dans la grandiloquence. Cette folie pompière résonne peut-être avec celle qui s’empare de Macbeth dans la pièce, elle n’en reste pas moins pénible pour le spectateur, et frappe du sceau du ridicule chaque séquence du long-métrage. En conséquence, la plongée de Macbeth dans la folie laisse de marbre – un comble pour cette tragédie de Shakespeare ! La seule émotion éprouvée, outre l’ennui, est de la gêne pour Fassbender et Cotillard, qui se donnent corps et âme dans leur rôle, mais en vain au milieu d’une débâcle qui serait, sans eux, totale.

On retiendra…
Les efforts de Michael Fassbender et Marion Cotillard pour incarner le couple Macbeth.

On oubliera…
La mise en scène de Justin Kurzel, ultra pompeuse et même pas originale, puisque tout semble copié sur « Le guerrier silencieux » de Nicolas Winding Refn.


« Macbeth » de Justin Kurzel, avec Michael Fassbender, Marion Cotillard,…

dimanche 15 novembre 2015

Plus ou moins Bond (007 Spectre)

Il avait fallu vingt-trois films à la série pour aboutir à un chef-d’œuvre : « Skyfall » en 2012 explosait tous les compteurs tant publics que critiques pour un épisode de la saga de l’agent 007. La raison de ce succès tenait à la confiance enfin accordée par les producteurs de la série à un réalisateur qui soit un véritable auteur, et non pas à un réalisateur interchangeable de blockbuster comme ce fut la marque pour tous les épisodes précédents de la franchise. En prenant les rênes de la saga, Sam Mendes renouvelait James Bond en s’emparant comme personne avant lui de la dimension mythique du personnage (le transformant en héros shakespearien), dans un mélange de modernité et de classicisme proche de la perfection.


Un passé trop encombrant
Il était donc heureux que le nouvel épisode de James Bond soit de nouveau confié à Sam Mendes – mais succéder à son propre succès soulève aussi des attentes immenses… Et l’on sent bien, dès l’ouverture pourtant très impressionnante du film (grâce à l’idée d’exécuter ces pirouettes aériennes ahurissantes au-dessus d’une foule), que « 007 Spectre » ne sera pas aussi réussi que « Skyfall ». Sam Mendes renoue avec sa réalisation classique, sa vision plus sombre, grave et dépouillée de l’agent secret. Elle est toujours aussi belle, mais cette fois-ci quelque chose coince. La forme, bien qu’identique à « Skyfall », paraît ici figée. La faute à un scénario qui échoue à rendre les passages obligés de tout « James Bond » pour autre chose que des répétitions (comme la présentation des gadgets de Q)… ou qui répète des situations déjà vues plusieurs fois auparavant. James Bond se retrouve ainsi une énième fois opposé à ses supérieurs, qui le mettent à pied : c’est un ressort scénaristique efficace, mais déjà été utilisé dans les deux précédents films…
Les entorses prises avec les canons de la saga ne parviennent pas non plus à séduire totalement. « 007 Spectre » est une suite directe à « Skyfall », et va même jusqu'à connecter les autres épisodes où l’espion était joué par Daniel Craig (« Casino Royale » et sa suite directe « Quantum of solace »), ce qui est une première. On en apprend plus sur l’enfance de James Bond, qui était la révolution de « Skyfall ». D’autres variations répondent directement à ce précédent « Bond » : comme la longévité de la « James Bond girl » ou le secours qu’elle lui apporte (Léa Seydoux, très bien, et qui arrive à faire exister un personnage de française appelée avec beaucoup de subtilité Madeleine Swann). Mais toutes ces variations semblent n’être, justement, que des variations, et ne cessent de nous ramener aux précédents films de l’agent secret. D’où l’impression que la franchise cahote, que cet épisode n’a été écrit qu’en réaction aux précédents. La trop grande profusion de références diminue l’immersion dans le film, son histoire, qui paraît bien faible malgré tous ces efforts. On cherche vainement la liberté qui fera décoller le film du passé de la saga qui apparait ici non plus comme une richesse mais comme un obstacle encombrant la narration.

Réactualisation
Et ce, jusqu’à ce que le véritable sujet de « 007 Spectre » soit dévoilé au spectateur : les dangers de la société de surveillance. Le film s’y attaque avec intelligence, et inscrit cet épisode au cœur de l’actualité. C’est vraiment bien vu – et c’est la nouveauté qui manquait à « Spectre » pour lui donner enfin, aux deux tiers du film, un souffle. Le final résolument anti-spectaculaire achève de convaincre, sur le tard, de la qualité de ce long-métrage. Ce n’est effectivement pas l’émotion de « Skyfall », mais c’est tout de même un excellent « James Bond ». Au point qu’après ce nouvel épisode, il semble toujours impensable qu’un autre acteur que Daniel Craig puisse incarner l'agent 007.
A noter, en conclusion, la curieuse similitude entre « 007 Spectre » et « Mission Impossible 5 : rogue nation ». Les deux films aux franchises concurrentes racontent tous deux comment un agent secret va lutter contre une organisation secrète mondiale (le Syndicat chez l’un, Spectre chez l’autre) en dissidence de l’organisation étatique qui l’emploie (la Force Mission Impossible, la section double zéro), menacée de disparition pour ses méthodes vieille école… Avec une ouverture aérienne et un final londonien, et une excursion marocaine en commun, on se retrouve face à deux blockbusters qui semblent se répondre l’un à l’autre… Espérons que la concurrence entre ces deux franchises les tirent vers le haut.

On retiendra…
La réalisation de Sam Mendes – claire, grave et classique (dans le bon sens du terme), les acteurs – tous excellents, et surtout le sujet de la surveillance numérique qui replace James Bond au cœur de l’actualité et reconnecte la saga avec notre époque.

On oubliera…
Une certaine fatigue dans la convocation des passages obligés tout comme dans la réaction aux précédents épisodes de la saga « James Bond ».


« 007 Spectre » de Sam Mendes, avec Daniel Craig, Léa Seydoux, Christoph Waltz,…

lundi 9 novembre 2015

Représenter l'irreprésentable (Le fils de Saul)

C’est sûrement le sujet le plus difficile à traiter au cinéma qui puisse se concevoir. László Nemes, réalisateur hongrois quasiment inconnu jusqu’alors, ose le prendre en charge pour son premier long-métrage après ce qu’on imagine être une longue et minutieuse préparation. Depuis « Kapo » (1961), la fictionnalisation de la Shoah était considérée comme une faute morale. Les polémiques suscitées par « La liste de Schindler » de Spielberg en 1993 puis « La vie est belle » de Benigni en 1998 n’ont fait que le confirmer par la suite : aucune fiction ne saurait représenter ce sujet, car la réalité historique de ce qu’était la Shoah est irreprésentable. Difficile, donc, d'imaginer le courage qu’il a fallu à Nemes, et à tous les participants à la création de cette œuvre, pour réaliser « Le fils de Saul ». Le film suit, en octobre 1944, le parcours d’un membre des Sonderkommando, prénommé Saul, à travers le camp d’Auschwitz-Birkenau. Les Sonderkommando sont un groupe de prisonniers juifs forcés de participer avec les nazis à l’exécution de l’extermination massive perpétrée dans les camps de concentration, avant d’être eux-mêmes exécutés. Saul croit reconnaître son fils parmi les victimes de l’extermination. Il va tout faire pour lui apporter une sépulture décente.


Une mise en scène intelligente…
Pour échapper à la faute morale que constitue toute esthétisation de la Shoah, écueil au cœur de toutes les controverses des fictions traitant ce sujet, László Nemes a conçu une mise en scène d’une très grande intelligence. Le principe de la mise en scène est celui de l’immersion, aux côtés du personnage de Saul. Tout au long du film, la caméra reste obstinément « collée » à Saul. La focale est rivée sur lui, et sur lui seul, où qu’il se rende. Le champ ne s’ouvre que lorsqu’à de très rares moments il arrête de se déplacer, pour regarder. Dans sa quête qui parait insensée d’un rabbin pour enterrer son fils, Saul traverse les différentes parties du camp de concentration. A l’image, ce choix de focale relègue donc l’horreur indescriptible de ce qui y est perpétré dans le flou de l’arrière-plan, tout en s’y confrontant, dans une incroyable dialectique de monstration et d’occultation. Les images du film montrent tout en cachant. Elles sont frontales et discrètes, suggestives. En créant cette indécision quasi quantique Nemes entend contourner le problème de la représentation par la fiction de ce qu’était la Shoah, et ainsi le résoudre, cinquante-quatre ans après « Kapo ».
         Avant de s’interroger sur la réussite de la résolution de ce problème moral, il faut auparavant parler de ce que provoque cette mise en scène. Voir « Le fils de Saul » est une expérience extrêmement éprouvante. L’impression d’une suffocation. Un malaise brusque, soudain, profond, un coup de massue durant près deux heures. Une sidération sans borne devant l’horreur de ce que l’on perçoit, l’enfer inimaginable qui est décrit à l’écran, et qui pourtant semble frappé du sceau du réel. La réalisation est si puissante qu’il n’est même pas possible de se réfugier, devant une telle abomination, derrière la certitude rassurante qu’il s’agit d’une fiction. « Le fils de Saul » atteint dès les premières images à une vérité et un réalisme tels qu’ils font oublier que c’est du cinéma. Au point-même que l’on se demande quel autre médium pourrait mieux représenter la réalité des camps – renversant ainsi totalement la question de l’irreprésentabilité de la Shoah. L’émotion est donc très, très forte.
            Il n’y a donc pas de doute à avoir sur la valeur ou la réussite artistique de « Le fils de Saul ». A l’heure où les derniers témoins disparaissent, où la question de la transmission se fait de plus en plus aigüe, ce film apparaît comme – et est – infiniment précieux. Je l’ai vu, et je ne l’oublierai jamais. Au générique de fin, le Grand Prix du Jury accordée au dernier festival de Cannes par les frères Coen apparaît soudain comme bien peu.

…mais moralement discutable
Et pourtant, une fois posées de manière indiscutable la valeur et la portée de ce long-métrage, la question de la moralité de cette représentation reste toujours autant en suspens. Si l’on a vu que la mise en scène contournait le problème de la représentation en le faisant se perdre dans un ping-pong sans fin entre exposition et dissimulation, il n’en va pas de même pour le son. Celui-ci est d’un réalisme douloureux et participe autant, si ce n’est plus, à la sensation de réel du film. Le problème vient qu’il « montre » par le son tout ce que sa caméra prétendait cacher dans le flou de l’arrière-plan. Trahissant ainsi les objectifs de mise à scène… Ce que j’écris ne signifie pas qu’il fallait faire autrement. Je me contente simplement de relever la contradiction, à ce problème qui est peut-être insoluble. Car sans ce son, pas d’effet de réel. L’immersion ne fonctionnerait plus, et n’apparaîtrait plus à l’écran que la nature « filmique », fictionnelle, artificielle, du long-métrage, et donc son esthétique.
Il est encore un autre problème faisant s’interroger sur la moralité de cette mise en scène. Celui, justement, de l’immersion. Un procédé (suivre tout au long d’un film un personnage, comme s’il en était le guide) très souvent utilisé depuis qu’il est permis techniquement par le cinéma numérique, des frères Dardenne jusqu’à donc « Le fils de Saul », qui semble en être l’accomplissement ultime. L’étape suivante serait en effet un film entièrement en vue subjective (alors que « Le fils de Saul » pourrait encore se décrire comme une « vue subjective à la troisième personne »). Or cet accomplissement limite ressemble, par une malheureuse convergence des formes, à celle d’un jeu vidéo. C’est évidemment complètement inapproprié ici. Mais on ne peut s’empêcher de penser à un jeu vidéo en regardant la mise en scène du film. Et même, celle-ci est à ce point proche de la vue subjective, par ces mouvements de caméra orchestrés avec une adresse impensable, qu’en sortant de la salle de cinéma on a l’impression de ne pas avoir quitté le film, comme si ce qui avait été projeté à l’écran l’avait été directement à notre cerveau, par nos yeux… Impression très troublante, très angoissante aussi, qui montre la puissance du procédé utilisé par le film, mais pointe aussi sa limite. Regarder « Le fils de Saul » c’est faire l’expérience des camps. Mais parce que c’est une « expérience » et non plus un film, elle devient comparable à d’autres « expériences » - tel que l’expérience du vide spatial de « Gravity » ou de la vitesse de « Mad Max : Fury Road ». Or, il ne pourrait y avoir d’ « expérience Auschwitz ».
On voit donc que le problème posé par la représentation de la Shoah est loin d’avoir été résolu par « Le fils de Saul », même si le film est magistral et constitue une avancée historique en la matière. Il faut du courage pour se rendre au cinéma voir « Le fils de Saul ». Mais je pense qu’on peut faire cet effort. D’abord et avant tout pour le devoir de mémoire, mais aussi pour les questions passionnantes de mise en scène qu’il soulève. Et parce que « Le fils de Saul » est l’acte de naissance d’un réalisateur le plus impressionnant et prometteur qui ait été vu depuis bien, bien longtemps.

On retiendra…
Le courage impensable que représente la réalisation de ce film. L’intelligence de la mise en scène, tentative la plus réussie à ce jour de représentation de l’irreprésentable.

On oubliera…
Le problème moral de la représentation de la Shoah par une fiction n’est pas totalement résolu.


« Le fils de Saul » de László Nemes, avec Géza Röhrig, Levente Molnár, Urs Rechn,…

lundi 26 octobre 2015

De quoi se mettre en colère (Chronic)

Michel Franco est un réalisateur mexicain dont l’ascension dans la cinéphilie internationale semble irrésistible. Elle doit tout au festival de Cannes. Son premier long-métrage y a été sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs (« Daniel y Ana », 2009). Il est revenu à Cannes en 2012 pour son deuxième long-métrage, « Después de Lucía », remportant le prix Un Certain Regard. Cette année, il a atteint la plus prestigieuse des sélections avec son troisième long-métrage, « Chronic », récompensé du Prix du scénario. Trois longs-métrages seulement, et il ne lui manque déjà plus que la Palme d’or.


Malsaine mise en scène
C’est un euphémisme de dire à propos de « Chronic » que ce n’est pas un film joyeux. Il raconte la vie d’un infirmer, appelé David et interprété par Tim Roth, s’occupant de plusieurs malades en phase terminale. Vu la dureté du sujet, il ne doit pas avoir été beaucoup abordé au cinéma. La description de ce métier est donc intéressante dans ce qu’elle révèle des comportements humains (dans le film, l’infirmier et le malade dont il s’occupe nouent d’étranges relations d’inter-dépendance, que la famille du malade ne comprend pas). Mais une chose est sûre : il ne fallait surtout pas raconter ce métier comme l’a fait Michel Franco. Ni avec cette mise en scène, ni avec ce scénario.
Si « Chronic » est un très mauvais film, peut-être le plus mauvais sorti au cinéma cette année, ce n’est pas parce qu’il est mal filmé, ou que son réalisateur maitrise mal les techniques cinématographiques – bien au contraire. C’est parce qu’il est ignoble. Michel Franco montre frontalement la déchéance des malades dont s’occupe David, d’une manière extrêmement crue. Sa mise en scène relève d’une fausse pudeur qui ne devrait tromper personne, car elle ne vise qu’à faire choc. La maladie est horrible, mais la montrer ainsi ne fait honneur à personne, et surtout pas aux malades. Avec ce film, Michel Franco joue en fait avec ses spectateurs en se protégeant derrière la vérité de ce qu’il décrit. Son réalisme cru lui sert de caution pour manipuler les spectateurs, le choquer par sa frontalité et donc par son courage de cinéaste, sa lucidité. Or non : cette mise en scène est bassement sensationnaliste, et n’utilise que des procédés fallacieux. La preuve indiscutable de la tromperie de la réalisation arrivera (comme un coup de grâce) à la toute fin du film, inénarrable par sa bêtise.
Que « Chronic » ait été sélectionné en compétition à Cannes relève donc d’une très lourde erreur. Qu’il ait en plus été récompensé relève du scandale. Ce que montre ce film du cinéma de Michel Franco ne mérite pas qu’on l’encourage.

On retiendra…
Qu’il ne faut pas voir ce film, pour des raisons morales pourrait-on même dire.

On oubliera…
Une mise en scène qui, sous couvert de réalisme, ne vise qu’à choquer ses spectateurs pour démontrer une virtuosité cinématographique qui n’a rien à voir avec le sujet du film.


« Chronic » de Michel Franco, avec Tim Roth, Sarah Sutherland,…

vendredi 23 octobre 2015

L’inspiration reviendra (L’homme irrationnel)

Woody Allen, 49ème. Le film annuel du réalisateur new-yorkais, à la régularité quasi sans failles, est donc sorti. Tourné en Amérique, dans l’état de Rhode Island, le film se déroule sur un campus universitaire accueillant un professeur de philosophie à la réputation sulfureuse. Joué par Joaquin Phoenix ayant grossi pour le rôle, ce philosophe est en pleine dépression, mais il retrouvera goût à la vie le jour où il décidera de commettre un meurtre « altruiste ». Dernièrement, Woody Allen s’était montré très en forme, avec « Blue jasmine » en 2013 (tout simplement l’un de ses meilleurs films) et l’enchanteur « Magic in the moonlight » l’année dernière. Cette année, il n’avait pas l’inspiration.


Léger coup de mou
Cette fois-ci, on n’arrive jamais vraiment à croire à l’histoire que Woody nous raconte. Les défauts (incorrigibles ?) de son cinéma sont ici plus présents : outre le côté très bourgeois de ses longs-métrages, une description d’un milieu, le campus universitaire, pleine de clichés (et qui ne sont pas drôles), et un propos très simple (une soi-disant réflexion sur l’importance du hasard et du danger dans nos vies) qui vire ici au ridicule car il est exprimé lors de leçons de philosophie – auxquelles on ne croit donc pas une seconde.
Narrativement comme cinématographiquement, le film ne propose aucune surprise. Woody n’y tente rien de nouveau, rien qu’il n’ait déjà raconté ou filmé dans son abondante filmographie. Le seul étonnement viendra de la scène où le professeur de philosophie aura la révélation qu’il doit tuer quelqu’un : un virage narratif tellement tiré par les cheveux que le réalisateur ne trouvera pas d’autre moyen de justifier ce coup de folie qu’en mettant « irrationnel » dans le titre du film.
Etant moins réussi que les précédents, on a donc le sentiment de voir un film mis en scène en « pilotage automatique » par le réalisateur. Ce n’est pas déplaisant – Joaquin Phoenix est toujours aussi étrange et Emma Stone charmante –, c’est fait avec un grand savoir-faire, mais c’est complètement dispensable. Woody a livré son film annuel. L’inspiration reviendra.

On retiendra…
Quelques gags font mouche. Joaquin Phoenix s’amuse et Emma Stone est très belle.

On oubliera…
Trop peu crédible, le film est embarrassé de ses clichés et développe un propos bien maigre.

« L’homme irrationnel » de Woody Allen, avec Joaquin Phoenix, Emma Stone,…

Cramoisi (Crimson peak)

« Crimson peak » : derrière ce titre étrange (qui se traduirait par « Sommet cramoisi ») se cache une histoire gothique de fantôme et de maison hantée. Un genre auquel Guillermo del Toro, le réalisateur génial des « Hellboy » et du « Labyrinthe de Pan », semblait prédestiné. Il s’y attaque avec sérieux, respect et habileté.


Sérieux et respectueux
N’était l’apparition récurrente à l’écran d’un spectre, le réalisateur semble avoir contenu pour cette histoire sa fantaisie débordante (voire délirante). Obéissant à une forme classique (dans le sens mélioratif du terme), del Toro traite cette histoire de maison hantée et de secrets familiaux au premier degré, se reposant pour faire vivre cette histoire sur les interprétations impeccables de Mia Wasikowska et Tom Hiddleston, dont le physique convient parfaitement à ces rôles archétypaux de baron séducteur mais maléfique et de jeune rêveuse perturbée par des démons.
Cependant, trop respectueux, tant dans ses références parfois trop explicites (l’indépassable (?) « Shining » en tête, mais aussi « La maison du diable »), que dans l’obéissance aux codes du genre, le fantasque Guillermo del Toro s’est peut-être montré trop sage en cherchant à s’inscrire dans le « canon » du film gothique. Le scénario de « Crimson peak » est très bien construit mais est mis en scène avec une telle attention qu’il se devine quelque peu à l’avance. Ainsi, la révélation du grand secret du film n’étonnera ainsi personne.

Beau et horrible
Et pourtant, Guillermo del Toro réussit quand même son coup. S’appuyant (c’est sa signature) sur des effets spéciaux traditionnels et des décors réels, le film diffuse un charme enchanteur, et fait naître une émotion qu’aurait noyé le numérique. L’effroi est d’autant plus vif lorsqu’il est provoqué par des effets simples, quasi forains, dont le réalisateur use avec habileté.
« Crimson peak » est surtout d’une beauté magnifique. Le manoir où se déroule la majorité de l’action est une collection de bonnes idées de décor, habilement exploitées, à l’image de ce gisement d’argile qu’exploite le baron et dans lequel s’enfonce le manoir. Le rouge de cet argile s’immisce partout dans le manoir et envahit peu à peu l’écran, jusqu’à un final très sanglant, surprenant car flirtant avec le gore. C’est assez douloureux à regarder, et pourtant c’est sublime. La très belle musique de Fernando Velazquez ajoute encore à l’émotion du final.
A la conclusion du film, le charme a opéré : saisi par la beauté macabre de cette histoire, on a déjà envie d’y refaire un tour. Ce qui est un marqueur certain de la réussite du long-métrage (et une caractéristique de tous les films de del Toro).

On retiendra…
La beauté du film, qui tient à ses décors fabuleux, à sa mise en scène soignée et sa superbe bande originale. Le final gore.

On oubliera…
Le scénario ne ménage aucune réelle surprise, inscrivant le film dans un respect du genre de la fiction gothique qui n’est que discrètement détourné.

« Crimson peak » de Guillermo del Toro, avec Mia Wasikowska, Tom Hiddleston, Jessica Chastain,…

mardi 29 septembre 2015

Scruter l'écran (Ni le ciel, ni la terre)

Dans une vallée afghane, des soldats français surveillent la frontière avec le Pakistan. De leurs postes d’observation, les soldats se relaient pour scruter jour et nuit la vallée, un brûlant désert de roches. On se demande au départ s’il ne s’agit pas d’un film de science-fiction. La photographie terreuse et l’aridité des montagnes de la vallée du Wakhan font que ces paysages paraissent ceux d’une autre planète. Les soldats qui la surveillent ne ressemblent plus à des êtres humains. L’équipement militaire mécanise leur silhouette, que ce soit les protections qu’ils endossent, les armes qu’ils portent, ou les optiques augmentant leur vision. Lorsqu’ils se rendent au village voisin de leur base, celui-ci semble en être resté au Moyen-Âge. Le contraste entre les deux niveaux technologiques est frappant. La toute-puissance des soldats occidentaux saute aux yeux. Par la seule force de l’image, est posée la question de l’ingérence.


Documentaire et fantastique
Cette force documentaire ferait déjà de « Ni le ciel ni la terre » un formidable film sur la guerre moderne. Mais la fiction s’aventure rapidement dans un registre fantastique : au cours des nuits, des soldats disparaissent, sans laisser de traces, inexplicablement. Les soldats se retrouvent confrontés à une faille du réel, qu’ils observent pourtant à longueur de journée, et sur tous les spectres : à la jumelle, par les visées amplificatrice, ou par thermographie grâce aux caméras infrarouge. A la tension déjà latente associée à la surveillance d’une frontière d’un pays en guerre  (la menace de l’irruption, à tout moment, d’une bande armée), s’ajoute celle, purement fantastique, du danger de ces disparitions. C’est donc une grande tension qui parcourt ce long-métrage, qui met face à l’inexplicable ces hommes pourtant dotés de grandes capacités de lecture du réel. On voit son résultat sur les visages et les comportements des soldats. Le désarroi du capitaine, interprété avec intensité par Jérémie Renier, est particulièrement émouvant : la perte des repères entraînée par ces disparitions semble le diriger peu à peu vers la folie.
La quête de sens des soldats devient celle du spectateur, anxieux lui-aussi de savoir si le film trouvera ou non une explication rationnelle. Le fantastique est d’autant plus inquiétant que le film apparait comme très réaliste, et réciproquement : réalisme et fantastique se nourrissent l’un l’autre, tout en s’opposant. Cette opposition travaille le spectateur, qui se met lui-aussi à scruter l’écran, à la recherche d’explications cachées. Peut-être en vain, car la vision humaine reste aveugle à ce qu’elle ne veut pas voir, comme le montrent plusieurs scènes où des camouflages mystifieront autant les personnages du film que les spectateurs du long-métrage.
« Ni le ciel ni la terre » n’est que le premier long-métrage du plasticien Clément Cogitore. Mais il a déjà tout d’un chef-d’œuvre.

On retiendra…
La tension permanente de ce film qui possède une valeur documentaire tout en évoluant dans le registre ambigu et terrifiant du fantastique.

On oubliera…
La mise en scène tombe à de rares moments dans l’écueil de la sursignification.


« Ni le ciel ni la terre » de Clément Cogitore, avec Jérémie Renier, Kévin Azaïs,…

vendredi 25 septembre 2015

L'arnaque continue (Agents très spéciaux)

Initiée par Steven Soderbergh, cette adaptation d’une série télévisée des années 60 a un temps intéressé Georges Clooney puis Tom Cruise, avant que Soderbergh ne prenne sa « retraite » cinématographique. Le projet de film a alors été confié alors à Guy Ritchie, l’auteur de l’inénarrable « Revolver », et a donc nettement perdu en allure.
« Agents très spéciaux » cherche à ressusciter l’esprit devenu classique des films d’espionnage de l’époque de la Guerre Froide, mais avec humour. Il raconte en effet la collaboration forcée d’un agent secret américain et de son homologue russe, pour déjouer un complot international. Repris par Ritchie, ce projet était voué à l’échec : « Agents très spéciaux » est une nouvelle démonstration, longue de deux heures, de la nullité du cinéma de ce réalisateur.


La mitraillette de Tchekhov
 On a le sentiment que quel que soit leur sujet, les films de Ritchie ne seront jamais bons. Ritchie considère la narration comme une mécanique. Les péripéties s’enchainent, d’une manière toujours extrêmement logique. Les scènes sont montées bout à bout sans qu’aucune ne décolle de sa nécessité de faire progresser l’intrigue. On sent en permanence que ce qui est montré a une raison, que ce qui est montré a été pensé par le réalisateur. Impossible, donc, d’être emporté par l’histoire. A ce stade, Guy Ritchie n’emploie plus la technique du « fusil de Tchekhov », mais invente la « mitrailleuse de Tchekhov ».
Comme son cinéma est très premier degré car tout y fait sens, Ritchie s’emploie a complexifier les montages de ses films, les faisant paraître à des puzzles. Ses personnages, espions manipulateurs, effectuent régulièrement des gestes anodins qui paraissent un peu bizarres sur le coup, mais sur lesquels la mise en scène insiste. Ces gestes sont invariablement rattrapés par le montage pour en expliquer le sens, plus tard, dans des très courts flash-back. Ce procédé est suremployé par Guy Ritchie, au point de devenir répétitif jusqu’à la lassitude, puis l’ennui. Il ne fait qu’insister sur l’artificialité de la mise en scène. Cette sophistication dessert donc complètement le film tant elle est lourde et prévisible. Certains la prennent pour de la virtuosité. Le problème, c’est que l’on sent bien que Gy Ritchie fait partie de ces « certains ».
Le réalisateur n’a toujours pas modéré sa prétention. Se croyant le parangon du « cool », Ritchie multiplie les effets de tape-à-l’œil tel que les split screens et les répliques qui claquent, courant en permanence après une « classe » complètement factice. Le problème est toujours le même : en faisant porter l’attention des spectateurs sur ses procédés de mise en scène (« Regardez comme je suis virtuose ») plutôt que sur l’histoire, Ritchie désinvestit les spectateurs de celle-ci, et plus rien ne provoque d’émotion.

Des stéréotypes très lourds
Il est tout de même une émotion que Guy Ritchie souhaite communiquer à ses spectateurs autre que l’admiration pour son propre talent, c’est le rire. Les différences culturelles entre les agents secrets des deux blocs ont sûrement été la source d’un grand nombre de scènes comiques dans la série télévisée originelle. Etait-ce déjà le cas dans le matériau de départ, ou les traits ont-ils été grossis pour le spectateur du XXIème siècle (pour qui la Guerre Froide appartient à l’Histoire) ? Quoi qu’il en soit, les confrontations entre les deux agents sont des pures caricatures, extrêmement grossières, désolantes plutôt que drôles. Pour interpréter des personnages aussi stéréotypés, Henry Cavill et Armie Hammer n’ont pas d’autres choix que le cabotinage.
Lourd, m’as-tu vu et sans consistance, cet « Agents très spéciaux » de Guy Ritchie fera donc regretter à jamais le projet de Soderbergh avec Tom Cruise.

On retiendra…
Une réplique drôle.

On oubliera…
La réalisation prétentieuse de Guy Ritchie, qui vide le film de toute son émotion.

« Agents très spéciaux, code U.N.C.L.E » de Guy Ritchie, avec Henry Cavill, Armie Hammer, Alicia Vikander,…

jeudi 10 septembre 2015

La fiction et la falsification (Les falsificateurs, Les éclaireurs, Les producteurs)

Sliv Dartunghuver, le héros de cette trilogie romanesque, est membre d’une société secrète, nommée « CFR » pour « Consortium de Falsification du Réel », qui s’emploie à modifier l’Histoire pour infléchir le présent dans une direction, appelée Plan, connue par les seules instances dirigeantes du CFR, le Comité Exécutif. Les agents de cette organisation travaillent donc à inventer des « scénarios » puis à falsifier toutes les sources qui feront passer ces fictions pour la réalité. Excepté l’impératif de veiller à garder secrète l’existence du CFR, la seule contrainte à laquelle obéissent les agents lors de l’écriture de leur scénario est le respect du Plan.
Connaître le Plan, et donc la finalité de cette vaste entreprise de falsification du réel qu’est le CFR, tel est le but de Sliv Dartunghuver, qui va s’efforcer pour cela de monter les échelons hiérarchiques qui le séparent de la révélation du Plan.

Les falsificateurs : un début laborieux
C’est cette ascension que nous raconte Antoine Bello dans les deux premiers romans de sa trilogie, qui débute par « Les falsificateurs » (2007). C’est donc par ce roman qu’Antoine Bello présentera, jusque dans ses moindres détails, le fonctionnement aux rouages parfois complexes de la société secrète qu’il a imaginé. Les informations sont révélées au lecteur au fur et à mesure qu’elles sont expliquées à Sliv.


Le vertige saisit le lecteur à la lecture des premières pages du roman lorsqu’il découvre cette idée qu’il est possible de modifier la réalité en changeant simplement (mais avec une extrême attention) un faisceau de sources, et qu’une société y consacre toute son activité. Le parallèle avec la littérature est en effet immédiat : le CFR écrit l’Histoire comme un romancier écrit une fiction. En brouillant la frontière entre histoire et Histoire, Bello crée un outil de réflexion puissant sur le pouvoir et la nécessité de la fiction. Le vertige provient des interrogations dickiennes que Bello soulève sur le réel (Quelle est la part de fiction dans notre réalité ? Vivons-nous en fait dans une fiction ?)…
Mais ces interrogations comme ce vertige s’essouffleront très (très) vite tant le romancier astreint son récit à la trajectoire, extrêmement classique, d’un roman initiatique. Les péripéties sont téléphonées (on devine bien avant le héros les méprises qu’il commet), et l’ascension irrésistible du héros ne connaît presque aucun obstacle. Elle se déroule donc, mécaniquement, de page en page.
Ce déroulé mécanique est encore renforcée par l’écriture d’Antoine Bello, certes fluide, mais sans aspérités ni fulgurances, très linéaire, qui ne vise qu’à l’efficacité et à la totale compréhension du lecteur. La manière dont l’auteur nous prend sans cesse par la main pour ne pas nous perdre et guider notre réflexion exaspère à chaque chapitre. Bello ne peut s’empêcher de tout expliquer à son lecteur, ce qui assèche considérablement la portée de son roman. On a ainsi l’impression de lire de la « science-fiction pour les nuls », et de la science-fiction qui ne tient pas debout qui plus est, tant l’existence de cette organisation apparaît comme bien improbable.
Ce que l’on regrette surtout, c’est que l’auteur reste obstinément rivé au déroulé de son histoire (qui n’a pourtant rien de passionnant) alors que son sujet appelait des manipulations du lecteur, des retournements de perspectives, des jeux au niveau de la narration du roman… Las, toute cette dimension « méta-romanesque » est totalement absente. La fiction de Bello aurait pu devenir un scénario d’un des agents du CFR, visant à distordre la réalité du lecteur. « Les falsificateurs » restera très sagement une simple fiction, molle et peu originale. Très loin de son potentiel.

« Les éclaireurs » : une fiction à la construction virtuose
Une fois « Les falsificateurs » refermé sur un sentiment d’échec, il me fallait de solides raisons pour poursuivre ma lecture de la trilogie d’Antoine Bello avec « Les éclaireurs ». Ces raisons furent très prosaïques : un prix littéraire, le prix France Culture-Télérama, lui a été décerné en 2009 et – promesse d’une lecture moins laborieuse – le nombre de pages des « Eclaireurs » est sensiblement inférieur à celui des « Falsificateurs ».


Or, bien m’en a pris d’avoir eu la curiosité de lire la suite malgré la déception du premier tome ! Dans « Les éclaireurs », Antoine Bello a vraisemblablement tiré les leçons des écueils de son précédent roman. A tel point que presque toutes les sources de regrets des « Falsificateurs » sont devenues dignes de louanges dans « Les éclaireurs ».
« Les éclaireurs » débute par les attentats du 11 septembre et se poursuit sur la préparation par les Etats-Unis d’une intervention militaire en Irak. En parlant d’histoire contemporaine, de faits connus voire vécus par le lecteur, le roman acquiert enfin la dimension « métaromanesque » que promettait son sujet. L’auteur manipule les sources dans son roman sans que l’on sache quelle part de fiction il y glisse. On se retrouve très vite incapable d’évaluer la relation entre vérité et fiction entretenue dans l’intrigue du roman. Sont-ce les vrais rapports qui sont cités dans le roman, les vrais discours ? Où commence la fiction, où s’arrêtent les faits ? La question surgit au détour de chaque page dans l’esprit du lecteur, mais est aussitôt balayée par le roman : que importe, en effet ? Le roman « Les éclaieurs », décrivant comment le CFR a falsifié la réalité menant à la guerre d’Irak, n’est-il pas déjà lui-même une falsification du réel ?
L’histoire imaginée par Antoine Bello questionne avec virtuosité notre rapport avec la vérité, en démontrant – cette fois-ci, exemples « historiques » à l’appui – que l’esprit humain lui préfère la fiction. Comme dans « Les faslificateurs », la démonstration est très didactique, l’écriture de Bello étant toujours animée des mêmes intentions de clarté, mais la vitesse des échanges entre les personnages et la succession – trépidante ! – de rebondissements et révélations font oublier ce didactisme des dialogues et l’efficacité du style. La lecture est une source permanente d’excitation intellectuelle. Le rythme soutenu des péripéties, les ellipses parfois brutales qui accélèrent le récit et font sauter les temps morts, alimentent cette excitation.
Dans sa dernière partie, le roman devient une réflexion très intéressante sur l’importance de la fiction. Le parallèle entre les activités du CFR et la littérature était une évidence depuis le début de la trilogie, mais il est enfin exploité avec sens dans « Les éclaireurs ». Sliv et ses collègues prennent un plaisir fou à écrire leurs fictions et à les rendre réelles, tout en ignorant la finalité de cette activité. La révélation de cette finalité à Sliv et au lecteur est une surprise qui ouvre des nouveaux champs de réflexion, que le romancier explorera dans les derniers chapitres et ceux du dernier tome de la trilogie, « Les producteurs ».
« Les éclaireurs » est donc une suite indispensable à « Les falsificateurs ». Après sa lecture, le premier roman de la trilogie apparait alors comme une très longue scène d’exposition à l’action rythmée, passionnante et réfléchie de ce deuxième tome. Des défauts subsistent toujours, qui semblent attachés à l’écriture et à la personnalité d’Antoine Bello. « Les éclaireurs » reste un roman reste très cérébral, pleins de dialogues, ses personnages tous d’une éloquence rares n’existent que par et pour leur intelligence, qu’ils mettent quasiment tout le temps au service de leur travail. Les histoires d’Antoine Bello manquent de chair et d’incarnation.

« Les producteurs » : une fin en demi-teinte
  Dernier volet de la trilogie, « Les producteurs » est sorti en mars dernier. La curiosité était vive pour le contenu de cette histoire, qui, contrairement aux deux romans précédents, échappe à la trame du roman initiatique. Sliv Dartunghuver étant parvenu au sommet de la hiérarchie à la fin du précédent volume – que pouvait-il bien lui arriver après ?


Dans « Les producteurs », le CFR est confronté à la dissémination de certains de ces scénarios de falsifications, égarés par un agent lors d’un voyage en taxi. Or, les dossiers oubliés se retrouvent « réalisés » dans la réalité au cours des mois puis des années suivant cet oubli.
Après avoir fait s’affronter le CFR à une autre puissance falsificatrice (le gouvernement des Etats-Unis) dans le volet précédent, Antoine Bello confronte ici le CFR à l’Histoire-même, telle qu’elle s’écrit chaque jour. Il fait s’interroger sur la portée réelle d’une organisation comme le CFR. Il développe ainsi sa pensée sur la contamination du réel par la fiction. Celle-ci est déployée en filigrane tout au long du roman, mais, faisant appel à un personnage de producteur hollywoodien (d’où le titre du roman), l’auteur livrera quelques chapitres au propos un peu plus appuyés. Ecrits avec un style toujours aussi didactique, qui rend les explications limpides, ils traitent du fonctionnement de la mémoire. L’homme s’aide de fictions pour se souvenir, la mémoire est malléable et inexacte, car l’on se souvient en se racontant des histoires. Par ce thème, Antoine Bello achève sa réflexion sur la falsification, en montrant que celle-ci est constitutive de la nature de l’homme.
Cet aboutissement est donc intéressant, mais pour le reste rien n’a changé d’un iota. La lecture est agréable, efficace, mais toujours aussi lisse. Les conversations des personnages sont virtuoses mais toujours aussi peu incarnées. L’absence de but, ou de point focal narratif dans ce dernier volume – comme l’était la révélation de la finalité du CFR dans les volets précédents – rend la lecture moins passionnante. Sans grande nouveauté dans le développement de ce dernier opus, la sensation de redite n’est pas loin de poindre.
  La recherche d’armes de destruction massive en Irak était dans « Les éclaireurs » un sujet idéal pour faire s’affronter deux entités autour de l’objectivité des faits historiques. Dans « Les producteurs », Bello a de nouveau besoin d’un affrontement entre deux versions de l’histoire, et il choisit ici – et c’est un formidable exemple du point de vue narratif – la question du réchauffement climatique. On comprend que Bello plaide pour la discussion et le respect de tous les points de vue, car il ne saurait y avoir de progression sans discussion. Mais plane quand même dans le roman une ambigüité certaine quant à la position de l’auteur sur la question climatique… Une levée de l’ambigüité aurait amélioré le propos du roman sans rien diminuer à sa qualité. C’est un peu dérangeant (ou est-ce une provocation ?) – mais cette question reste très secondaire quant à l’intérêt du roman.
  Moins ébouriffant que « Les éclaireurs », « Les producteurs » parachève la réflexion passionnante développée par Antoine Bello sur les pouvoirs de la fiction dans cette trilogie des « Falsificateurs », sans que les défauts de l’écriture de Bello ne soit corrigé. Une bonne conclusion en somme, mais dont on espérait un peu plus.

« Les falsificateurs », « Les éclaireurs », « Les producteurs » d’Antoine Bello, Gallimard

mardi 1 septembre 2015

L’arnaque belge (Le tout nouveau testament)

« Dieu habite à Bruxelles » claironne le matériel promotionnel du film. S’il y a des « films à pitch », « Le tout nouveau testament » de Jaco Van Dormael en est assurément un. Dieu, c’est Benoît Poelvoorde, et sa femme, c’est Yolande Moreau. Avec un tel point de départ, c’est un sommet de comédie et de « belgitude » qui nous semble promis, promesse que la sélection du film à la Quinzaine des Réalisateurs ne démentait pas.


La question de la gentillesse
Or, le film n’est pas si drôle que ça. Ce n’est pas qu’il échoue dans ses effets comiques, c’est que la plupart du temps, il n’essaye même pas de l’être. La première partie du film, où la famille divine est présentée, est la partie vraiment comique du long-métrage. Mais lorsque la fille de Dieu descendra à Bruxelles pour y écrire le Testament du titre, la comédie loufoque s’aiguille sur un film à sketchs, en fait une succession de portraits : ceux des apôtres du nouvel évangile, que la fille de Dieu va visiter un par un pour en faire ses apôtres. Ces personnes sont toutes un peu farfelues, toutes un peu déçues par leur vie, et au contact de la fille de Dieu, elles vont réapprendre à apprécier l’existence et, pourquoi pas, accomplir le rêve auquel elles avaient renoncé…
         Pour mettre en scène cette galerie de portraits, Jaco Van Dormael a des idées. Certaines sont même très bonnes. On pense notamment au comique de répétition que constituent les apparitions « Test ? » de Kevin – ces mini-sketchs dans le film sont véritablement hilarants et leur découverte peut justifier à elle-seule la vision du long-métrage. Mais la plupart du temps, les idées de Dormael sont ou mauvaises (« Quelle est ta petite musique intérieure ? »), ou mises au service d’un propos dégoulinant de gentillesse. Devant beaucoup de séquences du film, on s’attend presque à ce qu’un bandeau apparaisse en bas de l’écran pour nous dire : « Attention, ceci est de la poésie ». Pour un peu, on rajouterait même le sous-titre : « Laissez-vous porter ou restez indulgents ».
Ainsi, la comédie déjantée où Dieu est joué par le pitre Poelvoorde se révèle être une sorte de « feel good movie » dépressif d’une niaiserie confondante, où l’on nous explique que même si la vie est triste, on peut la rendre belle.
Si je me refuse à recommander ce film, je n’ai pas osé non plus l’accabler. Il me semble que la gentillesse est trop souvent moquée (car elle ressemble à une faiblesse) pour que je la condamne à mon tour. Alors oui, « Le tout nouveau testament » est gentiment inoffensif et ne choquera personne. Mais si on fait abstraction de ses regrets, on ne peut nier que c’est un long-métrage est atypique et singulier.

On retiendra…
L’idée de départ, les apparitions de Kevin, des trouvailles de mise en scène.

On oubliera...
La mise en scène qui surligne en permanence son propos, la gentillesse du propos, à milles lieus de la subversion de l’idée de départ.


« Le tout nouveau testament » de Jaco Van Dormael, avec Pili Groyne, Benoît Poelvoorde, Yolande Moreau,…