vendredi 3 octobre 2014

De la boue (Il est difficile d'être un dieu)

Est-il besoin de s’attarder sur les conditions de création de ce long-métrage, sans précédent dans toute l’histoire du cinéma ? Il y a tant à raconter – à tel point qu’un documentaire sur le tournage, « Playback » de Cattin et Kostomarov, est sorti avant que le film ne soit terminé ! – qu’il serait très facile d’en oublier le film lui-même. Arrêtons-nous aux faits que « Il est difficile d’être un dieu » (un temps appelé « L’histoire du carnage d’Arkanar »), est un film dont le tournage puis la post-production ont été si longs que le chef opérateur est décédé avant la fin du tournage, puis le réalisateur Alexeï Guerman lui-même avant la fin de la post-production. Les dernières finitions ont été réalisées par son fils, Alexeï Guerman junior (lui-aussi cinéaste), permettant au film d’arriver, plus de quinze ans après le début de son tournage, jusqu’en salles.


La boue et la nausée
Il est, sans jeu de mot facile, très difficile de décrire « Il est difficile d’être un dieu ». Le tournage monstrueux de cette œuvre a accouché d’une œuvre qui ne l’est pas moins. Le film est une plongée en noir et blanc dans un monde moyenâgeux embourbé dans d’épaisses nappes de boue et de vase, noyé par la pluie, un monde d’une pauvreté et d’une misère inconcevable, et où s’agitent des hommes difformes, sauvages, devenus fous. Partout règnent la confusion, la bousculade, l’empoignade pour arracher quelques bribes d’air à cet univers crasseux, bourbeux, fangeux. Une vision d’enfer, d’apocalypse absolument sans précédent au cinéma. L’horreur de ce monde dont on nous explique au début qu’il n’a pas connu de Renaissance et est donc resté à l’état le plus primitif de la civilisation, le spectateur y sera confronté continuellement pendant les 2h50 du long-métrage, qui seront une épreuve pour tout spectateur.
Regarder « Il est difficile d’être un dieu », c’est être trainé et même enfoncé dans la boue et les déjections, c’est être piétiné par les gueux qui peuplent ces images, c’est être rongé par la vermine qui grouille dans ses recoins… C’est être suffoqué par la promiscuité imposée par la caméra avec ce monde et ces personnages : le film est une suite de plans-séquences saturés au plus haut point de détails, dans tous les espaces du champ, aussi bien à l’avant-plan qu’à l’arrière-plan – c’est assurément la mise en scène la plus baroque qui soit. Regarder « Il est difficile d’être un dieu » est une expérience très forte, qui donne la nausée par sa densité insupportable, mais provoque aussi de vrais moments d’euphorie lorsqu’on essaye de loin en loin de s’extraire de ce chaos épouvantable et que l’on se rend compte que l’ampleur de cette œuvre est si démesurée qu’elle est insaisissable…

La folie d’un créateur
Alors, évidemment, on ne comprend rien à l’histoire de ce long-métrage. Le spectateur est trop pris à partie par ce maelström filmique qui ne semble exister que pour lui, par ces incessantes adresses à la caméra, pour qu’il saisisse les péripéties de cette intrigue. (Lire le synopsis du film après la projection est d’ailleurs une expérience des plus cocasses tant celui-ci semble ne pas correspondre à ce qu’on avait compris de l’histoire). Peut-être la lecture du roman des frères Strougatski dont le film est adapté permet-elle de dissiper les brumes entourant le scénario du long-métrage... mais là n’est pas vraiment l’intérêt d’« Il est difficile d’être un dieu ». 
Regarder « Il est difficile d’être un dieu », c’est enfin s’approcher de la folie de son réalisateur-démiurge, Alexeï Guerman, qui s’est battu jusqu’à sa mort avec son équipe technique pour imposer cette vision qu’il portait en lui à l’écran. C’est ce combat qui transpire de chaque image du film qui le rend si fascinant. L’obstination suicidaire d’un réalisateur à créer une œuvre inédite. Si tel était l’objectif de Guerman, la réussite est incontestable : ce film ne ressemble à rien de connu, et plus fort encore – l’avenir le confirmera – le film ne ressemblera à rien de connu, car on imagine mal un autre réalisateur s’engouffrer dans un tel sillage. Parce qu’il est impossible de le dater en le regardant, « Il est difficile d’être un dieu » est une œuvre atemporelle – donc éternelle ? Une étoile noire et isolée dans la galaxie du cinéma.

On retiendra…
Une expérience intense, éprouvante, une œuvre totale qui dépasse la compréhension.

On oubliera…
Vivre l’expérience du film, c’est accepter cette densité presque insupportable de l’image et l’opacité de son scénario.


« Il est difficile d’être un dieu » d’Alexeï Guerman, avec Leonid Yarmolnik, Aleksandr Chutko, Yuriy Tsurilo,…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire