jeudi 25 septembre 2014

Pas assez d’eau (Still the water)

Naomi Kawase est une des rares cinéastes à pouvoir se hisser en compétition à Cannes à chaque film depuis sa Caméra d’or (pour « Suzaku » en  1996). « Still the water » était même cette année le seul film asiatique de la compétition officielle. Après avoir adapté un poème narrant une histoire d’amour entre trois montagnes dans le formidable « Hanezu, l’esprit des montagnes » en 2011, ce nouveau film au synopsis très malickien (« [Deux enfants] apprennent à devenir adulte et découvrent les cycles de la vie, de la mort et de l'amour… ») était très attendu.


A la recherche de la grâce
         « Still the water » se déroule sur une île de l’archipel d’Amami au Japon. Par son inscription très profonde dans la nature de cette île et dans les rapports qu’entretiennent les habitants avec cette nature, « Still the water » semble en permanence à la recherche de ce qu’on appelle « la grâce » au cinéma : lorsque, par le jeu des acteurs, la lumière, l’adresse d’un mouvement de caméra ou d’un raccord, des images d’un film réussissent à se connecter à une émotion pure. C’est un état où la scène d’un film semble tout à coup excéder le cinéma et en même temps le réaliser, l’accomplir le plus parfaitement – c’est un moment toujours bouleversant pour le spectateur. Or, fort regrettablement, ce film de Naomi Kawase échoue presque constamment à atteindre cette grâce.
          La faute, peut-être, à une mise en scène trop étudiée, pour susciter cette grâce. Par exemple, le mutisme des personnages principaux du film appuie trop sur l’idée de connexion à la nature… Le mystère entretenu par le film, à la narration volontiers alambiquée alors qu’il ne raconte au final pas grand-chose, participe aussi de cette sensation de mise en scène trop consciente de ses effets.
Autre défaut du film : on finit encore par s’agacer de cette photographie très monochrome. Tout semble étrangement gris plutôt que lumineux dans « Still the water ».
Le problème du film ne tient pas tant à son sujet (le passage à l’âge adulte) qu’à son incapacité à rendre ce sujet essentiel, à le montrer sous un jour nouveau. Sauf en ce qui concerne une séquence, de loin la plus belle du film (à tel point que si « Still the water » n’était pas si long, elle aurait pu le sauver) : la mort de la mère de l’héroïne, montrée comme un moment d’une douceur infinie.
           Cette scène d’une grande et grave beauté prouve que « Still the water » avait le potentiel d’être un grand film (et relance l’espoir pour les futures réalisations de Naomi Kawase). A l’image de ces scènes sous-marines, autres moments d’une beauté folle, mais malheureusement réduites au nombre de deux et pas forcément bien articulées.

On retiendra…
Le temps d’une scène, Naomi Kawase réussit vraiment à incarner les cycles de vie, de mort et d’amour que « Still the water » devait représenter…

On oubliera…
Une mise en scène trop appuyée, qui montre ce qu’elle veut obtenir, sans du coup y parvenir.

« Still the water » de Naomi Kawase, avec Nijirô Murakami, Jun Yoshinaga,…

dimanche 21 septembre 2014

Un gâchis inouï (The tribe)

C’est une idée de génie, inédite dans l’histoire du cinéma : tourner un film entièrement en langage des signes, sans qu’une seule parole ne soit prononcée, et sans sous-titres. Un nouveau genre de cinéma muet, cinéma qui continue donc toujours d’inspirer de nouvelles formes, comme le prouve les succès récents de « The artist » et « Tabou » (quoique le premier soit le moins novateur). Cette idée s’incarne dans « The tribe », le premier long-métrage de l’ukrainien Myroslav Slaboshpytskiy, vainqueur du Grand Prix de la Semaine de la Critique au dernier festival de Cannes.


Prise en otage morale
       Tous les indicateurs sont donc au vert pour faire de « The tribe » un véritable « choc » cinématographique. De choc, il en sera bien le cas. « The tribe » est en effet un film immonde, un véritable scandale encore renforcé par l’incompréhensible pluie de prix et de critiques enthousiastes récoltées par le long-métrage, et dont l’interdiction – justifiée – aux moins de 16 ans du long-métrage donne déjà un aperçu de ce qu’il est réellement.
         Il faut, à propos de ce film, distinguer l’idée de départ du résultat final. Imaginer un long-métrage qui soit vu et vécu différemment selon que l’on soit capable d’entendre et de lire le langage de signes est, on le répète, un coup de génie. Mais qui est malheureusement gâché de la plus vile des manières par un scénario et une mise en scène d’une violence inimaginable.
Slaboshpytskiy raconte en effet dans « The tribe » les sévices subis par un jeune sourd muet dans un établissement spécialisé, dominé par une bande imposant sa loi par la violence, les trafics et la prostitution. « The tribe » nous fait donc vivre, pendant plus de deux heures, l’enfer vécu par son personnage principal et les membres de son « clan ». Ce déluge de violence dans laquelle se repait la mise en scène est d’une cruauté infinie pour les spectateurs du long-métrage. Vivre dans notre société avec un tel handicap est effectivement très difficile, mais il est presque immoral de marteler ce message avec une telle force.
L’idée maitresse de mise en scène, qui est d’ôter ou de donner aux spectateurs des informations sur ce qu’il se passe à l’écran en fonction de sa compréhension du langage des signes et sa capacité à entendre ne s’incarne que dans deux scènes, où le réalisateur-scénariste tue ses personnages. Or la mise en scène du film, bâtie sur des plans-séquences virtuoses au format large 2,39:1 – très impressionnante et qui aurait pu être saluée dans un autre cadre – est si embourbée dans la fausse route de son réalisme qu’elle transforme l’expérience de ces scènes, et particulièrement la deuxième (le final du film) en traumatisme pour le spectateur. L’horreur de la prise en otage morale opérée par le réalisateur sur le dispositif réaliste de sa mise en scène trouve son exemple le plus abject dans la scène de l’avortement sauvage, montrée frontalement et en temps réel. Porter au supplice le spectateur en lui faisant vivre le martyr du personnage est le degré zéro de la mise en scène.
Cet enchainement interminable de scènes choquantes que constitue « The tribe » ruine donc complètement l’idée novatrice qui a guidé la création du long-métrage. D’ailleurs, avant même que le film n’ait vraiment commencé, le réalisateur se tire déjà une balle dans le pied en annonçant dans un carton introductif que le film a été tourné entièrement en langage des signes et qu’il ne comportait ni sous-titres ni voix off. Ce dont tout spectateur se serait rendu compte au cours de la projection (s’il n’était pas déjà au courant avant). Prendre ainsi de haut ses spectateurs n’est de toute manière que la première des humiliations que va dérouler « The tribe »…

On retiendra…
L’idée de départ : une forme inédite de cinéma muet, une projection à l’expérience double. La maitrise des plans-séquences.

On oubliera…
La violence à multiples niveaux qui gâche et anéantit tout le propos du film.

« The tribe » de Myroslav Slaboshpytskiy, avec Grigoriy Fesenko, Yana Novikova,…

samedi 20 septembre 2014

YSL – souvenirs d’une maison de couture (Saint Laurent)

Ecrire sur la figure d’YSL au cinéma requiert désormais une attention soutenue : il faut veiller à ne pas perdre le lecteur entre Yves Saint Laurent (le couturier), « Yves Saint Laurent » (le film de Jalil Lespert, sorti en janvier de cette année), et « Saint Laurent » (le film de Bertrand Bonello, sorti en septembre). Après le doublon des adaptations de « La guerre des boutons » en 2011, 2014 voit de nouveau s’affronter dans les salles deux films français au sujet identique…
En sortant après le film de Lespert, il était à craindre que la projection du film de « Saint Laurent » ne s’apparente pour le spectateur à un long exercice de comparaison… Le réalisateur de « L’apollonide » (2011) allait-il réussir à imposer son film comme une œuvre unique ?


Fascinant mystère
La question devient futile dès la première minute de « Saint Laurent ». Il n’en faut en effet pas plus à Bonello pour atomiser l’œuvre de Lespert, et la reléguer au rang de téléfilm. « Saint Laurent » boxe dans une tout autre catégorie.
Curieux constat : le doublon cinématographique a eu du bon. Comme il le déclare lui-même, savoir que son film sortirait quelques mois après « Yves Saint Laurent » a complétement libéré Bertrand Bonello de toutes les contraintes inhérentes au genre. « Saint Laurent » n’est pas un biopic didactique, académique et emphatique, mais un portrait fascinant, mystérieux, irrésolu.
L’excellente idée de Bertrand Bonello est de ne pas chercher à expliquer le génie du couturier. Son film ne retrace que dix ans de sa vie (1967-1976) et ne fera aucunement référence à ses origines ou à son ascension. A tel point que la vision du film de Jalil Lespert peut s’avérer utile pour tout spectateur ne connaissant pas la trajectoire de ce géant de la mode – ou plutôt, aussi utile que la lecture d’une présentation wikipédia. « Saint Laurent » ne s’embarrasse pas de scènes d’exposition, et étant construit comme une suite de souvenirs proustiens (leur évocation ne suit pas l’ordre chronologique), il est très aisé de se faire submerger par ce flot de souvenirs dès le début du film… ce qui arrivera tôt ou tard de toute manière.
« Saint Laurent » aligne de séquences d’une beauté formelle incroyable. Betrand Bonello avait démontré depuis longtemps son talent pour la composition d’images, mais atteignait à chaque fois une beauté si étudiée qu’elle paraissait toujours très froide. Ici, la construction du film, ce collage-couture de séquences qui saura provoquer plusieurs moments de vertige, et dont le point focal est une figure qui restera floue jusqu’au bout, amène enfin de l’émotion dans son cinéma. La rigueur formelle des compositions, le mystère central et l’inscription dans les années 70 donne même à Yves Saint Laurent des allures kubrickiennes.

Coups d’éclat
Bertrand Bonello surprend par sa direction d’acteur : on n’aurait jamais pu soupçonner auparavant que Gaspard Ulliel soit capable d’une telle interprétation, de même qu’on n’avait encore jamais vu ainsi Jérémie Rénier ou Louis Garrel. Seule Léa Seydoux résiste à ce constat, malheureusement, son personnage étant trop secondaire.
Le film est parsemé de coups d’éclat, tel que cette réunion d’affaires avec des américains où une interprète traduit simultanément toutes les conversations dans les deux langues, créant un flot ininterrompu de paroles transformant les dialogues en abstraction pure. « Saint Laurent » donne aussi réellement à voir le fonctionnement d’un atelier de couture – ce que ne montrait absolument pas le film de Jalil Lespert.
  Alternant entre ivresse et noirceur insondable, d’une incroyable beauté plastique et sonore, le « Saint Laurent » de Bonello est une œuvre d’une puissance redoutable. Le paradoxe de cette évocation, la seule qui soit digne aujourd’hui du couturier, est qu’elle n’a pas été approuvée par la succession d’Yves Saint Laurent (l’absence de contribution de la fondation Bergé-Yves Saint Laurent rend à ce propos la réussite du film plus héroïque encore)… Est-ce la preuve que la fiction de Bonello a su saisir quelque chose au-delà de la légende ?

On retiendra…
A travers la figure irrésolue d’Yves Saint Laurent, Bertrand Bonello atteint enfin ce qui manquait jusqu’à présent à son cinéma : l’émotion

On oubliera…
Bien que présente, l’émotion est encore trop souvent masquée par la froideur.

« Saint Laurent » de Betrand Bonello, avec Gaspard Ulliel, Jérémie Renier, Louis Garrel,…